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s’informe des amis dont on est resté si longtemps sans nouvelles, et les questions se pressent si rapides qu’on n’attend pas les réponses.

C’est pour une heure que l’entrée du maréchal Pétain est annoncée. Notre excellente amie, Mme B., nous a offert la fenêtre de sa mansarde située au 4e étage d’une vieille maison gothique au coin de la place Kléber. C’est de cette même fenêtre qu’en 1916 j’assistai à l’office en l’honneur de la fête du Kaiser... Déjà à cette époque-là, et malgré le déploiement de force qui s’étalait à mes pieds, je ne doutais pas qu’un jour viendrait où toute cette puissance serait balayée : je croyais même l’échéance plus proche, mais je ne prévoyais la victoire ni aussi éclatante ni aussi complète. Un coup d’œil jeté sur la place me fait saisir la différence entre la manifestation d’aujourd’hui et celle de naguère. Des curieux, il y en avait certes aussi en 1916, mais qu’était-ce en comparaison de ces grappes humaines qui aujourd’hui se tiennent agrippées, Dieu sait comment, aux corniches des toits, sur les terrasses et les balcons de la Maison rouge, du Conservatoire ? Et quel déploiement de drapeaux et de trophées, qui, cette fois, n’ont pas été arborés par ordre de la police !

L’attente est assez longue, mais nullement ennuyeuse. A tout instant, débouchent des sociétés avec leurs bannières, corporations d’ouvriers, sociétés de vétérans, sociétés nautiques, sociétés de gymnastique, les pêcheurs à la ligne, les jardiniers, les orphéons, les chorales, les harmonies militaires, — jamais je n’aurais cru qu’il y eût autant de groupements à Strasbourg : chacun a sa musique, ce qui produit des cacophonies épouvantables.

Cependant un état-major de messieurs en cravate blanche et en chapeau haut de forme s’efforce de mettre un peu d’ordre dans tout ce chaos : on place, on déplace les innombrables cortèges d’Alsaciennes, qui toutes veulent être au premier rang ; enfin peu à peu tout se tasse.

Tout à coup un frémissement passe à travers la foule, suivi aussitôt d’un grand silence, et on perçoit dans le lointain comme une sonnerie de trompettes et un crépitement d’acclamations qui se propage peu à peu jusqu’à nous. Pour mieux voir, nous enjambons la fenêtre et les pieds dans le chéneau, heureusement assez large et assez solide pour supporter notre poids, nous nous tenons debout pour ne rien perdre du magnifique spectacle qui s’offre à nous.