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des soldats tenait le haut du pavé. Maintenant, en fait de Feldgrau on ne voit plus que de petites troupes de soldats, des Alsaciens sans doute, revenant du front, qui, sous la conduite de poilus, ont hâte de se débarrasser de leur tenue de misère dans les casernes qui leur ont été assignées. Sur leurs visages hâves on voit rayonner la joie de la délivrance. Qui dira le supplice de ces milliers de nos compatriotes emprisonnés durant des années dans un uniforme détesté, et forcés de marcher pour une cause qui leur était odieuse ? Ont-ils assez envié ceux de leurs camarades auxquels les circonstances ont permis de combattre dans l’armée française ? Soumis à un régime qui blessait tous leurs sentiments, observés et suspectés en toute occasion, privés même des permissions auxquelles ils avaient droit, ils se sont vus traînés de pays en pays, jetés d’un front à l’autre, depuis les marécages de la Russie jusqu’aux montagnes du Caucase, pour échouer finalement sur le front français, risquant, — suprême horreur ! — d’y recevoir après tant de misères la mort par une balle française. Quel monument érigera-t-on à ces véritables martyrs ?

Et dire qu’en face du souvenir des innombrables sacrifiés du grand drame, nous verrons peut-être parader en héros et martyrs des particuliers qui, pour une parole maladroite, vite regrettée, ont dû passer quelques mois d’exil dans une ville d’Allemagne d’où ils n’ont pu revenir que grâce à des démarches, supplications et génuflexions auprès d’Allemands influents !

La vue du corps de garde, puis de la porte, avec ses guérites aux couleurs françaises nous fait chaud au cœur. J’aime la façon dont les hommes portent le fusil, beaucoup plus droit que chez les Allemands, toujours avec la baïonnette au bout : leur allure en est plus martiale.

Tout ce quartier est magnifiquement décoré ; c’est par là que sont entrées avant-hier les troupes du général Gouraud ; ce n’est pas précisément le plus beau côté de la ville, car l’abattoir, les bâtiments de service du chemin de fer sont d’une horrible architecture, dont la laideur est à peine masquée sous la profusion des drapeaux. A tous les carrefours on a érigé d’immenses oriflammes aux couleurs alsaciennes, les mêmes qu’on faisait servir naguère pour l’entrée du Kaiser.

A mesure que nous approchons du centre, la foule devient plus houleuse ; dans la grand rue, elle est si dense que