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de la mairie, nous y montons. On a remisé là les drapeaux allemands qui flottaient naguère pour fêter la victoire du Skager-Rack et la prise de Montdidier. De fouler aux pieds ces emblèmes de la puissance allemande au moment où s’avère la défaite germanique, ne laisse pas que d’éveiller en moi certaines réflexions philosophiques. Il me semble que chaque minute met un siècle entre nous et cette époque.

Dans la grande salle des fêtes, Vonville et quelques messieurs sont très occupés à déboucher le vin d’honneur offert par le propriétaire du clos Sainte-Odile aux officiers et soldats. Les tables joliment décorées sont chargées d’assiettes de Kugelhof et de pâtisseries. Tout à coup, un remous se produit sur la place. Les hussards ont sauté en bas de leurs montures, et leur place a été aussitôt prise par autant de gamins qui se tiennent fièrement en selle, quelques-uns coiffés déjà du calot des soldats.

Nous nous portons avec la foule vers l’église : les portails largement ouverts font des trous noirs où s’engouffrent poilus et fidèles. L’organiste a tiré tous ses registres, et s’efforce d’être à la hauteur des circonstances. Lorsque nous entrons, il entonne le Te Deum, ces trois notes que je ne puis entendre sans sentir un frisson me courir sur la peau…

Après le discours du recteur, nous dévalons rapidement vers l’Hôtel-de-Ville pour y pénétrer avant l’envahissement de la foule. Mais, arrivés dans la salle des fêtes brillamment éclairée, il faut attendre encore un bon moment, car M. le curé a tenu à mener nos libérateurs au monument des héros de 1870. Enfin la partie solennelle du programme est expédiée. Par la grande porte ouverte à deux battants se déverse un flot incessant d’officiers, de poilus, tous pilotés par des Alsaciennes ; c’est à qui leur offrira à boire, et bientôt un gai brouhaha emplit la salle. Les officiers, aussi bien que les simples poilus, se font remarquer par leurs bonnes manières et leur retenue, et Dieu sait si nos Alsaciennes, dans la spontanéité de la joie, leur font des avances ! Ces demoiselles sont obligées d’insister fortement pour faire accepter par leurs poilus une deuxième rasade. Les Boches n’y mettaient pas autant de discrétion, et je me rappelle certain vin d’honneur offert aux artistes des pays du Rhin lors de notre visite à Kaysersberg, où, au bout de vingt minutes, il y avait déjà quelques victimes sur le carreau. Je trinque de tous côtés, la plupart de ces messieurs sont Bretons, et ils ne peuvent assez