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s’absenter le matin de son musée, et il y a je ne sais combien d’années qu’il n’a déjeuné en ville. Il me charge de vous exprimer tous ses regrets et de vous faire ses excuses. Quant à moi, qui fais ici l’école buissonnière, je suis très heureux de déjeuner sans père ni mère, et le plus tôt sera le mieux. Je vous propose donc lundi, et puisque vous me donnez le choix de l’heure, je viendrai à dix heures et demie. Je pense que vous êtes levée à cette heure-là, vu la chaleur. A propos, quelle doit être celle du désert du Sahara puisqu’il fait si chaud à Londres ?

Veuillez agréer, mademoiselle, l’expression de mes respectueux hommages.

Pr. MÉRIMÉE.

Je complète cette publication par trois lettres très différentes de ton. La première de ces lettres est adressée au Dr Véron qui a été, on le sait, directeur du Constitutionnel et qui a laissé des Mémoires en six volumes. On y verra comment le goût persistant de Mérimée pour les jeunes filles a été l’origine de sa fortune politique.


31 mai 1854.

Mon cher ami,

Je suis tenté de vous faire une querelle. Où avez-vous pris que j’aime les phrases ? Vous dites tout naturellement ce que vous voulez dire, sans chercher la période cérémonieuse ; que peut-on faire de mieux ? Le reproche que je vous adressais (j’ai déjà lu deux volumes avec beaucoup de plaisir), c’est que vous craignez les cagots, les hypocrites et les gens qui s’appellent sérieux. Vous n’osez dire quels garnements nous fûmes. Je ne pense pas sans de vifs regrets à cet heureux temps où nous scandalisions les gens moraux. Ne direz-vous pas dans un de vos volumes à venir que nous valions mieux dans ce temps-là que nos cadets ne valent. Il me semble que, même en tenant compte de la mauvaise humeur naturelle à un vieux, il est impossible de ne pas trouver la jeunesse actuelle plus sotte que la nôtre et celle de nos pères. N’êtes-vous pas frappé de deux défauts que nous n’avions pas au même degré ; 1° la paresse ; 2° la vanité. Aujourd’hui, les jeunes gens ne travaillent plus guère. J’entends par travailler, étudier le grec ou le français, ou mettre des enfants à la vapeur et les disséquer comme vous faisiez, ou risquer de se faire casser les reins pour avoir une femme,