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y a bien une différence qui saute aux yeux. Sous le gouvernement de Hasan, personne jamais ne but de vin dans ses États. Sa sévérité était si grande qu’un individu ayant joué de la flûte dans Alamout, il l’expulsa. Quant à Khayyam, nous savons assez qu’il ne maudit ni la flûte, ni le vin. Mais à cela près, c’est bien, chez l’un et chez l’autre, le même manque de foi aux hommes et aux choses de leur temps, le même dégoût de la civilisation qui les entoure. Ni l’un ni l’autre n’accepte la victoire de l’Islam. Chez Khayyam, c’est une protestation dédaigneuse et voluptueuse ; chez Hasan, c’est la résistance active, c’est la guerre. Ils ont lu les mêmes livres, Khayyam pour s’enivrer de spéculations, Hasan pour s’enflammer à l’action. En effet, je m’aventure à dire que je vois, chez les Hellènes, des linéaments de ce que furent Hasan et son œuvre infernale. Ne trouve-t-on pas, chez Platon et chez les Alexandrins, le sourd désir d’un souverain pouvoir exercé avec l’aide de pratiques magiques, et justifié par un atroce mépris d’intellectuel pour le vulgaire troupeau ? Et chez leurs lointains lecteurs d’aujourd’hui, chez un Nietzsche (et dans quelle mesure, chez un Renan ?), n’y a-t-il rien qui s’apparente avec le nihilisme et l’ascétisme du Vieux de la Montagne ?

Quoi qu’il en soit, un fait doit être retenu, c’est que leur doctrine secrète, les Ismaéliens l’appelaient le Jardin. Pour moi, le jardin enchanté de Hasan, ce n’est aucun terrain sous Alamout ; c’est, dans Alamout, sa bibliothèque. Son verger des merveilles, c’est sa pensée, c’est sa doctrine. Le jardin dont la connaissance pour jamais conquérait les fidèles, c’est la pensée même de Hasan. Jardin semé de fleurs vénéneuses. Notre génération en a vu fleurir un presque tout semblable. Nietzsche, c’est aussi la révolte contre la victoire chrétienne. Une nouvelle fois, Zoroastre et le sur-homme se dressent, non plus contre Mahomet, mais contre le Christ. La Germanie, sous nos yeux, a eu son Vieux de la Montagne, et dont la prédication agit encore. Songez à leurs sociétés secrètes, et aux assassins qu’elles délèguent ! Ce rapprochement n’est pas une imagination de poète. L’Allemagne, elle-même, ne nous dit-elle pas à pleine bouche qu’ayant tout dépassé et tout épuisé d’un Occident émasculé, elle veut se mettre à l’école de l’Asie ?