Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 15.djvu/241

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Marteaux, le directeur des chemins de fer, a pris mes intérêts à cœur, et m’a juré qu’il m’aplanirait tous les obstacles. « Je vous prêterai mon matériel, m’a-t-il dit, et mon personnel. » Mais je voyais bien que l’itinéraire même lui donnait du mal à régler. Quand je revenais du Liban, de Damas, je causais longuement avec lui. Par deux fois, un de ses meilleurs agents, Ladki bey, s’en alla dans les monts Ansariés, sur tous les points que je lui nommais, à Masyaf, à Qadmous, au Khaf, à Khawabi. Il releva les pistes, vérifia les distances, nous ménagea des accueils, trouva des points de campement, assura les ravitaillements. Aujourd’hui, enfin, ça y est ! Plus d’obstacle. Tout est prêt. Nous allons tout à notre aise errer à travers les collines sauvages du pays que bornent la mer, l’Oronte et l’Eleuthère ; nous visiterons les châteaux de Iia san Sabâh et de Rashid-eddin Sinan, nous recueillerons leurs légendes, nous causerons avec les arrière-petits-fils de leurs compagnons ; nous verrons, nous écouterons, nous rêverons, nous comprendrons. J’arrive au moment que j’ai tant appelé, et au seuil des pays de mon imagination. Ces châteaux-là et leurs hôtes sinistres, enveloppés d’une mystérieuse musique de réprobation, une des mélodies éternelles du monde, me servaient de refuge au milieu de toutes les corvées que j’ai toujours eu la folle manie de m’imposer. Je ne connais d’équivalent au plaisir que je vais prendre que l’enivrement que j’éprouvai à vérifier, dans Combourg, les images laissées dans mon esprit par le premier livre des Mémoires d’Outre-tombe. Mais ce n’est pas une maison de ma race, c’est une demi-douzaine de demeures inconnues, que je vais visiter, et moi l’un des premiers.

J’y songe depuis si longtemps ! J’avais dix ans ; au réfectoire de mon collège, le lecteur lisait…

N’aimez-vous pas cette coutume de lire pendant les repas ? Combien je la préfère, pour ma part, à ces musiques qui gênent les causeries et qui s’évaporent ! Il en peut rester des images pour toujours. Pour toujours, elle est restée dans mon esprit, cette voix du lecteur nous lisant le voyage du comte Henri de Champagne qui, vers 1194, s’en revient de Tarse à Jérusalem

« Le sire des Hassissins, ayant ouï dire que le comte Henri était en Arménie, envoya vers lui, le priant qu’au retour d’Arménie il vint par chez lui, et qu’il lui en saurait bon gré, car il désirait beaucoup le voir.. Le comte lui manda qu’il irait