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jolie famille se recolle et reprend la vie commune. On imagine quel enfer dans cette lourde atmosphère d’équivoque et d’inceste : le Fils légitime étouffant de honte, et de dégoût, la Fille révoltée et cynique, la Mère anéantie, les petits se tuant par accident, faute de surveillance. Et c’est pour cela que dans la pièce ils sont muets. I}s existent, mais à l’état de morts, et la Mère traîne à ses côtés leurs ombres puériles.

Voilà le drame affreux qui agite cette famille de larves. Mais le drame est tout fait ! Si l’on se passait d’auteur ? Que les personnages vivent, le directeur n’aura qu’à écrire sous leur dictée : on obtiendra une pièce unique, une pièce vécue.

On décide l’essai. Et pendant toute la pièce, c’est une succession surprenante, un rythme alternatif de scènes de drame et de comédie. Ici se découvrent les ressources inouïes d’un virtuose du théâtre. Il y a tout d’abord une « comédie des comédiens, » la critique la plus fine du théâtre actuel. Naturellement, les personnages brûlent de représenter leur scène à sensation, la scène de la maison des modes. Mais il manque une figure, celle de l’entremetteuse : si on reconstituait les accessoires de son commerce ? Évoquée, elle viendra peut-être. On dispose aussitôt des affaires de femmes ; les dames veulent bien prêter leurs chapeaux, leurs manteaux. Aussitôt, l’enchantement opère, et Mme Pace s’encadre dans la porte. L’effet est saisissant. Que ne pourrait pas le théâtre, touché par un poète ? Il y a du magicien chez M. Pirandello.

Les comédiens sont transportés. À leur tour, il leur tarde de reproduire la scène que la « vision » vient de dérouler. Mais ils faussent tous les mouvements, toutes les intonations deviennent des contresens. Les personnages éclatent de rire devant cette caricature : la vie se raille de sa copie. Les acteurs se dépitent, le directeur perd son latin. On déclare que c’est injouable, et on vient de le jouer.

D’autre part, ces fantômes infatués, pleins d’eux-mêmes, se disputent à qui mieux mieux ; ils veulent tous occuper la scène, tous parlent à la fois. Le Père s’engage dans d’interminables monologues où il cherche à se disculper en étalant ses états d’âme ; la fille lui coupe ses effets avec des ricanements de Furie. La Mère ne sait que pousser son cri du premier acte. Le Fils se contracte et boude ; il ne veut rien savoir de tout ce linge sale. Il y en a qui parlent trop, d’autres qui ne parlent pas assez. C’est une anarchie, le tumulte de la vie et l’incohérence des rêves. Il manque le poète pour réduire, expliquer, ordonner ce chaos et lui imposer l’Art. Sans lui enfin,