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que nous sommes des vivants, plus vivants que les hommes matériels qui respirent et vont sous des habits de drap : moins réels, peut-être, mais plus vrais ! Il y a tant de manières de naitre, cher monsieur, et vous n’ignorez pas que la nature se sert du génie de l’homme comme d’un instrument pour poursuivre son œuvre. « Or, un être qui naît de cette faculté créatrice qui réside dans l’esprit humain, est destiné par la nature à une vie supérieure, qui manque au mortel ordinaire, né du sein de la femme. Quand on naît personnage, quand on a le bonheur de naître personnage vivant, on se rit de la mort : on ne peut plus mourir ! L’artiste, l’écrivain, le chétif instrument de cette création, il mourra, lui, à la bonne heure : mais sa créature ne meurt plus. Et pour vivre immortelle, elle n’a que faire d’avoir des dons extraordinaires ou d’accomplir des prodiges. Dites-moi un peu qui étaient Sancho Pança, don Abbondio. Et pourtant, ils sont éternels, parce que, germes vivants, ils eurent le bonheur de rencontrer une matrice féconde, une imagination pour les élever et les nourrir. »

Cette supériorité de l’être idéal, de la création poétique, cette vérité plus vraie que la réalité même, voilà le brillant paradoxe que M. Pirandello a réussi à porter à la scène. Qu’est-ce que nous appelons la vie ? Quelque chose d’indécis, de mouvant, de fuyant, de relatif et de divers, qui nous cause à nous-mêmes de perpétuelles surprises, un flot de phénomènes dont la cause nous échappe et d’où jaillissent sans cesse des actions imprévues, sortant d’un fond obscur, à jamais inconnu. A le bien prendre, ce sont les vivants, entraînés dans le cours rapide des apparences, qui sont eux-mêmes des apparences. Au contraire, les fantômes de l’art ont seuls une vie réelle et des traits arrêtés : au milieu de la foule des êtres ordinaires, instables, problématiques, ils sont des types organisés. Ils ont ce caractère de n’exister que par une seule idée, de n’être créés que pour un seul but, comme des monomanes possédés par une idée fixe : ils ne changent plus, ils sont pour toujours Harpagon, le roi Lear ou le Père Goriot. Ils ne sont plus maîtres de modifier l’action pour laquelle ils ont été construits et qui détermine une fois pour toutes leur destinée. En vain, ils tentent d’échapper à leur définition : ils sont les prisonniers d’un rêve, et ce cauchemar qui domine leur vie est pour eux le ciel ou l’enfer.

Voici maintenant la pièce. Le rideau se lève sur le plateau, pendant une répétition. Le décor est formé par la réalité même : la scène vaste et béante, les herses, le cadre vacant, avec sa machinerie