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n’abandonnaient pas leur ouvrage une fois imprimé, mais, par le moyen de « cartons, » le modifiaient pendant la vente. Des neuf éditions de La Bruyère publiées entre 1688 et 1699, Rochebilière avait réuni vingt-cinq exemplaires différents. Si vous dites que cela vous est bien égal, vous n’aurez pas l’assentiment de M. Émile Henriot, ni le mien. M. Émile Henriot célèbre la mémoire d’un excellent érudit, Tamisey de Larroque. Celui-ci s’agenouillait devant une première édition de Ronsard ; il en baisait le vélin blanc. Il appelait un paradis le séjour des bibliothèques. Il a publié les lettres de Balzac, de Chapelain, de l’étonnant Peiresc. Comme Sylvestre Bonnard, il aimait les chats. Il était gourmand. Il avait un rêve, de refaire la Bibliothèque de la France du Père Lelong ; mais cela demandait quatorze volumes in-quarto : les libraires n’en voulaient pas. Il le déplorait, disant : « C’était trop beau, trop ambitieux, trop icarien ! » Il travaillait depuis un demi-siècle ; un incendie lui dévora ses livres, ses documents, ses notes. Il en fut extrêmement malheureux, pendant trois ans. Et il mourut, presque aveugle, doux et patient. Tout cela, et une quantité de belles histoires concernant l’amusement de l’étude et les vertus qui en dérivent, serait à raconter sans hâte dans un livre qu’on intitulerait, je suppose : La consolation philologique.

Du reste, M. Émile Henriot, qui « ne se pique de rien, » n’est pas lui-même un érudit ; mais il se plait à l’érudition. Il a cité, il a donc lu les mémoires ou anecdotes de Philibert de La Mare, un curieux Bourguignon du grand siècle, mémoires qui ne sont pas imprimés et dont il y a seulement des copies, soit à la Bibliothèque nationale ou à celle de l’Arsenal. Il est allé voir, aux Manuscrits de la rue Richelieu, les autographes d’André Chénier. Il accorde quelques lignes à un archiviste de Langres, M. Pierre Gautier, mort au champ d’honneur la dernière année de la guerre : et M. Pierre Gautier avait en dépôt dans sa maison des Archives de la Haute-Marne, deux grandes malles toutes pleines de manuscrits de Diderot, à peine un peu moisis précédemment ; il les classait, et il y trouvait de l’inédit et qu’il allait publier. Mort déplorable !

En récompense de tant de soins qu’il prodigue à la chère littérature, M. Émile Henriot a obtenu le goût le plus fin, l’art de parler des livres, des écrivains et des poètes en connaisseur. Par exemple, il vient de citer quelques poèmes de P.-J. Toulet, et il écrit : « Ce que nous aimons, dans de pareils vers, c’est d’abord l’extrême sûreté de main avec laquelle ils sont conduits, et cet art si précis et si net qui tient de celui des graveurs sur médailles ; mais aussi, dans un si