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Les artistes tâtonnent à l’aventure. C’est la conséquence de la ruine des anciens métiers : les méthodes se perdent. On assiste à l’invasion de la production industrielle : les gros tirages, la presse, la littérature à un sou, la camelote. .Mais ce qui devait achever de tuer le beau livre, c’est une invention physique. La découverte de Daguerre a porté un coup funeste à l’art de l’illustration. Elle oblige le peintre à se créer un domaine à part, en dehors de la copie et de la ressemblance. La photographie, la reproduction mécanique des choses, la vérité textuelle, le document remplacent dans le livre l’ingéniosité, le sentiment, l’interprétation, l’art, le goût. Et voici que, par un nouveau miracle de la science, la photographie se voit douée d’une vie prodigieuse et proprement diabolique, qui permet de faire concurrence à la réalité. Le torrent des images est désormais déchainé. Il emportera la presse comme il se substitue au livre et au théâtre. La sorcellerie du cinéma et ses hallucinations ont trop de pouvoir sur les foules. Elles ne supportent plus d’autre spectacle. Elles halètent d’impatience et de curiosité, dans l’enchantement précipité du romanesque et de l’impossible.

Voilà pourquoi les livres d’autrefois dégagent tant de mélancolie. C’est un art du passé. On tente de louables efforts pour le galvaniser : mais qui nous rendra l’atmosphère nécessaire à la vie des livres ? Le livre meurt avec ces choses que nous ne reverrons [dus, la conversation, le charme de la société polie, le désintéressement, l’amour des bonnes lettres, l’humanisme, le goût, enfants de la culture et du loisir. Il y a encore des acheteurs, il n’y a plus de public. On se rappelle chez Hugo la prophétie de Claude Frollo, présageant l’avenir du livre et le crépuscule de la cathédrale. Cette prophétie a fait son temps. A son tour, le règne du livre est proche de sa fin : le livre est dévoré par l’image, par la réalité sauvage, débordante et désordonnée. A nous, hélas ! de le redire tristement : « Ceci tuera cela. »


LOUIS GILLET.