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Ces beaux livres ne sont pas toujours les grands textes de la littérature : les éditions originales de nos meilleurs poètes sont ordinairement de méchants livres. Les Provinciales ne sont qu’une collection de pamphlets qui sentent le torchon, la fabrique clandestine. Racine ne revêt le format noble, l’in-quarto officiel, qu’à partir d’Esther et d’Athalie. Molière n’a connu que l’in-douze de trente sols crié à la porte du théâtre. Bossuet seul parait avec la dignité de l’épiscopat et l’apparat de la Sorbonne, dans les magnifiques éditions de Mabre-Cramoisy, à l’enseigne des Deux cigognes.

On verrait cependant le procédé du graveur suivre pas à pas le progrès de la littérature : on verrait les « bois » sommaires des premiers livres xylographiques, le trait cerné et incisif des « figures » de Villon, de Rabelais, ce contour qui campe les bonshommes comme des rois de cartes, peu à peu s’assouplir, s’étoffer, se remplir ; on verrait la taille-douce, le travail sérieux du burin s’appliquer à définir, à serrer le modelé d’un portrait à la manière de Claude Mellan ou de Gérard Édelinck, à peu près de la même façon que la diction polie et nuancée du XVIIe siècle succède à la phrase carrée et massive du XVIe. On arrive aux chefs-d’œuvre des livres à figures, à cette inégalable école des petits maîtres du XVIIIe siècle, les Gillot, les Audran, les Cochin, les Boucher, les Eisen, les Gravelot, les Moreau-le-Jeune, les Saint-Aubin, les Debucourt, avec ces éditions glorieuses dont les titres mettent en émoi toute âme de bibliophile : les Fables de La Motte, le Molière de 1737, le Boccace de 1757, le La Fontaine des Fermiers Généraux, le Corneille de Gravelot, les Contes de Marmontel et de Voltaire, les Chansons de La Borde, l’Héloïse de Moreau-le-Jeune, les Métamorphoses d’Ovide.

Heureux qui possède ces trésors ! Heureux qui sut s’en rendre maître à l’époque, rapprochée encore, où le bon goût les méprisait, et où la bibliomanie n’était pas devenue une mode, le placement du spéculateur, l’enseigne, la marotte et la façade du nouveau riche ! Jamais le goût, l’esprit, la grâce, n’ont été plus loin que dans ces petites compositions étincelantes : jamais il n’y eut art plus parisien, depuis l’époque du Moyen âge où la peinture des livres, sortant des maisons monastiques, vint se loger aux bords de la Seine, à l’ombre des Thermes de Julien, dans les échoppes de la rue de la Parcheminerie. C’est le triomphe du