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une cathédrale, depuis la statuaire des portails jusqu’aux peintures des vitraux, il n’en est presque pas une seule qui n’ait été fixée par une miniature, et dont on ne puisse retrouver l’origine dans un manuscrit. L’immense songe des cathédrales s’épanouit sur un livre : c’est un rêve pétrifié et devenu montagne. Pour avoir aperçu cela, et avoir appuyé cette vue de preuves innombrables, M. Émile Mâle a fait plus que personne pour ressusciter le Moyen âge II a retrouvé la clef d’un langage perdu, rendu l’âme et la voix aux pierres devenues muettes.

Il faut se figurer ces imagiers du Moyen âge, non comme des artisans sans lettres, mais, au rebours, comme des artistes ayant toujours sous les yeux quelque Bible ou quelque grimoire. Un charmant manuscrit du Bestiaire d’amour, du poète Richard de Fournival, l’atteste par son usure, par toutes les souillures et les traces humides des mains moites et calleuses : ce livre aux peintures effacées a servi de bréviaire à des générations d’artistes, dans la hutte des tailleurs d’images, sur le chantier des cathédrales. C’est là qu’ils ont pris leurs idées d’histoire naturelle, leur Buffon fantaisiste et les images enfantines d’une géographie pleine d’inconnu et semblable à un conte de fées : le peuple sauvage des Amazones qui se brûlent une mamelle, et les nations du désert qui possèdent double paire d’yeux, celle des Cyclopes qui n’ont qu’un œil unique enchâssé au milieu du front, la tribu des Onagres qui arborent une tête d’âne sur des épaules humaines, la famille des Sirènes qui finissent en queue de poisson, ou le bizarre Sciapode, qui voyage sur un seul pied, si large qu’il se couche à son ombre pour dormir, comme sous un parasol. Souhaite-t-on d’autres preuves ? La plus décisive est fournie par l’Apocalypse d’Angers, cette incomparable tenture qui devrait être célèbre en France à l’envi des cycles immortels de la fresque italienne. Léopold Delisle a montré que ces tapisseries furent exécutées en 1377 par Nicolas Bataille, d’après les cartons de Jean de Bruges, pour le duc Louis d’Anjou, qui avait emprunté à son frère Charles V, pour servir de patron, un livre de sa « librairie. »

Ce manuscrit nous est connu, ou du moins nous en connaissons plusieurs exemplaires tout semblables : l’un d’eux, qui est conservé à la bibliothèque de Cambrai, est visible à l’exposition du Pavillon de Marsan. En feuilletant les pages, on retrouve la suite entière des quatre-vingt-dix tableaux (il en reste