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même de Dieu ! Des initiales sublimes, dorées comme de l’orfèvrerie et ciselées comme des bijoux, remplissent toute la page : les lettres des mots s’y agrègent comme des signes décoratifs, formant des arabesques imprévues et capricieuses, traitées presque comme une suite de notes, ou plutôt comme les neumes d’une musique d’Eglise ; un enthousiasme sacré traverse les saintes paroles et les anime aux regards d’un lyrisme pareil à la déclamation et aux vocalises inspirées d’un Alleluia grégorien.

On est d’ailleurs surpris de voir combien ces anciens manuscrits demeurent pénétrés de la beauté antique. Loin de moi de diminuer le rôle de la Renaissance ! Mais, à regarder les faits, on jugera peut-être que l’histoire l’a exagéré. Le Moyen âge n’a jamais cessé de révérer l’antiquité : Dante choisit pour guide le poète de Mantoue. Le prodigieux Incipit du moine Sawalo, avec sa majuscule semblable à une colonne décorée de pampres et de rinceaux, a la magnificence d’une mosaïque de Ravenne. Un splendide exemplaire des Phénomènes d’Aratus, exécuté au XIIe siècle dans l’atelier de Saint-Bertin, est le fac-simile manifeste d’un modèle de l’antiquité : vous diriez des copies de Pompéi. Mais l’exemple le plus singulier de cette survivance est une page d’un manuscrit de Notre-Dame de Reims.

Qu’on se figure deux cercles concentriques, et un carré inscrit dans le plus grand de ces cercles ; dans ce cadre se dessine la figure d’un homme nu, dont les mains et les pieds, écartés en forme d’X, touchent les quatre angles du carré. A chaque angle, les quatre vents, l’Auster, l’Aquilon, Borée et le Zéphir. Dans l’intervalle des deux cercles, les médaillons des Muses. Enfin, à l’intérieur du petit cercle, et par conséquent sous les bras et entre les jambes de la grande figure, trouvent place les trois grands poètes, Amphion, Pythagore et Orphée. Ce que signifie cet hiéroglyphe, je ne me charge pas de l’expliquer : à première vue, on le prendrait pour la géniale fantaisie de quelque aîné inconnu de Léonard de Vinci. Or, ce dessin est de la plus belle époque du XIIIe siècle : il en a l’élégance classique, les vertus d’élan, de construction et de rythme, la maîtrise, la grandeur suprêmes. L’Orphée accoudé sur sa lyre, aux pieds du divin Apollon, est beau comme la figure de l’Ariane du Vatican. On trouverait moins étonnante l’œuvre de Nicolas de Pise, si l’on connaissait mieux toutes les œuvres françaises qui ont précédé la sienne.