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que le tunnel du Mont-Cenis, à 1 300 mètres d’altitude. Nous touchons la ligne de partage des eaux, entre le Skager-Rak et la mer du Nord. Les arbres ont disparu. De chaque côté de la voie, s’élèvent des palissades qui défendent la ligne contre le péril des avalanches. Plus de villages. Seulement, de loin en loin, une maison rouge enfouie dans la neige jusqu’au deux tiers de sa hauteur, seule chose qui soit vivante dans le paysage désolé, parce qu’une petite fumée monte du toit et parce qu’un homme, glissant sur ses skis, rapide comme un insecte, se hâte vers le seuil invisible.

Qui peut vivre ainsi, pendant l’interminable hiver, pendant la période des nuits où le jour blême naît, jette un regard triste sur la montagne, et se perd aux gouffres noirs du temps ? Un homme, dans cette solitude, n’est-il pas incliné vers les secrets de la conscience, et s’il est à la fois orgueilleux et scrupuleux, nourri de la Bible protestante, disposé à ruminer sans jamais conclure sur le bien et le mal, sur le droit et le devoir, ne devient-il pas un de ces individualistes forcenés, purement cérébraux, ivres de vertige et de solitude, que le génie d’Ibsen nous a révélés ?… Ou, plus simplement, si la vie spirituelle n’est pas assez puissante en lui, n’est-il pas tenté par le diabolique paradis de l’alcool ?… Mais comment une idée aussi choquante peut-elle me venir, dans ce vertueux pays où il n’y a plus, — officiellement, — ni alcool, ni alcooliques ? C’est la faute de Mlle B… ennemie de la « prohibition, » qu’elle appelait une « hypocrisie conventionnelle. » Quittons ces pensées ! D’ailleurs, le train s’arrête, et le jeune père de famille s’élance au dehors. Que va-t-il chercher dans cette baraque entre les talus neigeux, en face de la toute petite gare ? Il revient avec deux verres pleins de lait, l’un pour sa femme, et l’autre pour moi. Et cela ne le satisfait pas encore : il veut que je le suive dans la baraque, et il m’aide à traverser les tas de neige accumulée ! Il ne sera content que lorsqu’il m’aura vue acheter, sous ses yeux, et de grosses, très grosses tartines…

C’est ainsi qu’une cordialité réelle peut s’accorder avec ce laisser-aller et cette rudesse qui étonnait le voyageur étranger. Ce n’est qu’un polit incident, mais je me le rappelle avec plaisir, et il me semble plus riche de sens que bien des discours philosophiques.