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bonbons au chocolat et de la contemplation du paysage alternant avec la lecture d’un roman de Selma Lagerlöf. Je ne m’étais pas rendu compte que le déjeuner norvégien se place au milieu du jour, à deux heures ou à trois heures, quelquefois plus tard encore, si bien que le dîner ou souper est reporté à neuf heures du soir. Le wagon-restaurant ne serait attaché au train que vers trois heures de l’après-midi. Le jeune père de famille me donna ces renseignements, — il parlait un peu l’anglais qui est la langue étrangère la plus familière aux Norvégiens, — et tout en dévorant ses smür-brod chargés de beurre, de viande et de fromage, il me considérait avec une certaine appréhension, comme s’il avait redouté de me voir tomber sur place, morte de faim. Il proféra même une phrase vaguement intelligible pour affirmer que les Français mangent vraiment très peu et que l’excessive sobriété est nuisible dans les pays froids. Le monsieur placide et grassouillet qui me faisait vis à vis, sortit alors du sommeil pour me considérer avec pitié, et, supposant peut-être que je me nourrissais de papier imprimé, il m’offrit un journal de Bergen. Pendant ces essais de conversation, le train peinait douloureusement sur les pentes roides des montagnes. Nous avions quitté les rives du fjord qui s’enfonce au delà de Bergen, et laissé en bas, derrière nous, les lacs resserrés entre des falaises à pic. Les sapinières et les bois de bouleaux devenaient plus grêles ; plus espacés et plus petits les villages autour de leurs pauvres églises de bois.

L’immobile, l’uniforme blancheur, sous un ciel blanchâtre, devient, après quelques heures, pour qui l’a regardée obstinément, une espèce de force maléfique, car elle fascine les yeux éblouis et las, et elle finit par engourdir la pensée. Qu’ils doivent être beaux, en été, ces monts de la Norvège, tout échevelés de cascades, tout brillants des reflets de l’aube qui succède au crépuscule rouge, lorsque les fjords et les lacs sont comme les yeux bleus de la terre ! La beauté de l’hiver, c’est la beauté d’une morte, d’une figure aveugle aux paupières fermées. Le soleil peut lui prêter une vie factice, le soir, quand les sommets s’embrasent et que des ombres d’un bleu pur s’allongent aux creux des vallées, — mais cette fête ne dure pas, et bientôt, la funèbre féerie du clair de lune jette sur le beau cadavre un long suaire argenté.

Et plus haut, plus haut encore, le train monte, plus haut