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sensation du jour qui vient. Sa cabine étant sur la pont, je n’ai qu’à entr’ouvrir la porte : l’air humide ma baigne tout entière. Un silence infini, un silence d’avant la création, règne sur la mer, décolorée comme le ciel. Dans un brouillard qui fond en gouttelettes, j’aperçois une immense falaise grise, crevassée de fissures, chargée de neige, une muraille, levée de l’abime, et qui semble inachevée, inconsistante, comme serait un « mirage de la brume, » si la brume avait des mirages.

Je rêve aux couleurs de l’été sur ces pierres, quand l’eau est un miroir presque aérien par la pureté, et que la falaise grise et bleue, rose et violette, couronnée de glaciers d’argent, creusée de fjords d’émeraude, semble suspendue entre deux ciels.

Je ne l’aurai pas vue, dans cette lumière magique, dans le crépuscule d’or et la clarté lunaire des nuits : mais telle qu’elle m’apparait, gigantesque et confuse, par cette aube froide de mars, elle restera dans ma mémoire ainsi qu’une figure de la terre primitive, à peine séparée des eaux et vierge de toute vie.


IL PLEUT A BERGEN

Il était écrit que je ne verrai pas Bergen, car un jour perdu à Stavanger a modifié tout mon programme. Au lieu de passer vingt-quatre heures à Bergen, j’ai traversé la ville et couru vers la gare pour prendre le train de Christiania. Je me rappellerai seulement les maisons pressées entre le port et la montagne, une tour, une église, des façades de vieilles bâtisses un peu hollandaises, aux teintes sombres, qui pointaient derrière un voile de pluie.

Car il pleuvait comme il pleut à Bergen seulement ! Un rideau mobile aux millions de raies liquides couvrait les choses, et j’avançais derrière les porteurs de bagages, presque aveuglée par cette averse qui ruisselait sur moi. J’apercevais, comme au fond d’un aquarium, la cathédrale, une statue luisante d’eau, des maisons peintes en noir avec des rehauts blancs d’aspect funèbre, et, dans les rues pareilles à des torrents, les gens qui s’en allaient à leur travail, tout habillés de caoutchouc, et tranquilles, dans ce déluge, comme dans leur élément naturel.