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vois, ainsi que des personnages sortis d’un drame d’Ibsen ou d’un roman de Bojer, de graves messieurs entrer chez moi et m’encourager au repos. Ce sont les membres du Comité, pleins de compassion pour ma fatigue et d’inquiétude pour la séance du lendemain. Ils poussent la bonté jusqu’à m’envoyer un médecin qui ne me trouve pas bien malade. Et puis, le téléphone se tait ; les fenêtres s’assombrissent ; les murs bleus ne bougent plus ; la nuit me reprend dans sa paix.

Encore le téléphone !… Je me lève, heureuse d’aller mieux, car j’ai pris les gouttes que m’a données le docteur, et je suis soutenue par cette volonté qui précède le désir, la volonté de tout voir, dans une ville que je traverse et que je ne reverrai peut-être jamais.

Je ne suis pas très solide encore ; mais la porte s’ouvre, et voici qu’un ange sauveur paraît, un ange féminin, bien bâti et bien coloré par la nature, grand corps puissant et souple, joues fraîches, blonds cheveux en grosse torsade. C’est ma voisine, une demoiselle de Bergen, qui vient m’offrir ses services.

— J’ai été en France deux ans. J’adore la France et les Français.

La propagande germanophile n’a pas touché cette aimable personne.

Je lui raconte mon voyage dans la tempête.

— Qu’est-ce que le médecin vous a donné ? … Pouah ! Laissez donc ça. Ce qu’il vous faut, c’est un bon cordial. Seulement, c’est dimanche, et le dimanche on ne trouve rien de réconfortant à Stavanger, parce qu’ici on est fou (sic).

—  ? ? ?

— On est fou. Tout est défendu. Impossible d’acheter une bouteille de vin ou d’alcool. Il faut une ordonnance de médecin qui coûte dix couronnes, plus dix couronnes au pharmacien. Aussi, les docteurs font des fortunes !…

— Mais je ne prends jamais d’alcool !

— Ici, où c’est défendu, tout le monde en prend, même les dames. C’est le résultat de la prohibition. On boit à domicile.

L’ange sauveur s’en va et revient avec un bon sourire sur son visage vermeil.

— Tenez ! buvez ça. Ce n’est pas de ces sales liqueurs qui empoisonnent ; c’est du vin de France. Deux doigts seulement ! Vous ne pouvez pas refuser.