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s’adressant à Mme Noth, il lui dit : « Veuillez prévenir les officiers qui restent chez vous que, par ordre du Conseil des soldats, ils sont tenus d’enlever de leurs uniformes les cocardes, les épaulettes, les porte-épées, bref, tous les insignes de leur grade ; autrement ils risquent qu’on ne les leur arrache dans la rue ! » Ceci dit, il sort. C’est ainsi que j’ai su que la Révolution était maîtresse de la ville ; mais cela parait si peu sérieux que nous en rions, Mme Noth et moi. Les officiers qui descendent peu à peu de leurs chambres font d’abord comme nous, mais au fond ils sont vexés. Tandis qu’ils tergiversent, se demandant s’ils doivent obéir à cette injonction, un de leurs camarades rentre à l’hôtel et leur montre en riant sa casquette et son manteau dont on vient d’arracher, la cocarde et les épaulettes. Il parait que c’est dans la nuit que le Conseil des soldats s’est emparé du gouvernement. Cela s’est fait sans effusion de sang et, comme partout en Allemagne, les autorités militaires ont plié sans faire opposition : il n’y a eu des voies de fait que chez le gouverneur, qui a été malmené et dont on a jeté les meubles par la fenêtre.

Je me dépêche d’aller dans la rue : la plupart des gens se rendent paisiblement aux offices, tout comme s’il n’y avait pas de révolution. La place Kléber est à peu près déserte, sauf un rassemblement que j’aperçois de loin autour du corps de garde. Kléber lui-même est drôlement attifé ; sur la tête il a une petite casquette qui doit probablement figurer un képi rouge français ; dans la main, on lui a mis un lampion tricolore, et des gamins s’amusent à lancer sur lui des serpentins bleu, blanc, rouge qui l’entourent comme d’une toile d’araignée.

Je me dirige vers le corps de garde et j’arrive pour la fin d’une harangue qui est accueillie par les hourras de la foule : on me dit que c’est une proclamation du nouveau gouvernement. Nous emboîtons le pas derrière une demi-douzaine de soldats, et un civil en chapeau de feutre ; tous ont le fusil passé en bandoulière.. Ils paraissent obéir à un jeune marin qui a une alluré assez crâne et résolue : tout cela a l’air d’une fumisterie. Le passage de la Pomme de pin et les trottoirs sont envahis par des gens endimanchés qui regardent d’un air goguenard cette manifestation d’un nouveau genre. La chaussée est tenue par des soldats, la plupart très jeunes et l’air embarrassé d’être les maitres de l’heure. Sans armes et les mains dans les poches, ils s’efforcent de se donner des attitudes crânes, mais le public ne les