Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 15.djvu/134

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


9 novembre. — C’est aujourd’hui samedi et je suis attendu chez mon ami George à la Robertsau. À la fin du dîner, un des comptables, la figure toute décomposée, vient nous annoncer que la révolution est à Kehl, qu’on s’est battu près du pont pour empêcher les délégués du Soldatenrath de Kiel de passer, mais que l’émeute a triomphé : les marins sont en route pour Strasbourg et probablement déjà arrivés.

Mon ami n’est pas sans inquiétude : au lieu des Français, nous allons avoir des Conseils de soldats, et Dieu sait à quels excès ils vont se livrer. L’unique chose qui pourrait nous sauver, ce serait de hâter l’arrivée des Français. Mais alors la fameuse réception que les Strasbourgeois leur préparent serait compromise : c’est à coups de canon qu’ils seraient obligés de se frayer la voie… Puis, après quatre années de guerre, les idées bolchévistes ont sans doute aussi contaminé l’armée française, cela peut amener la révolution en France. Mon optimisme naturel se refuse à admettre un dénouement aussi tragique. Les Français ne sont pas si bêtes : ils perdraient tout le bénéfice de la victoire…

Au retour, je monte chez mon ami S… Il me confirme l’arrivée du Soldatenrath : « Les marins parcourent la ville en auto et haranguent les soldats dans les casernes… Et puis vous ne savez pas ? On prétend qu’une grande partie de la ville est minée. Il suffirait de presser sur un bouton et nous sauterions tous ! »

Ces paroles ne semblent pas faire impression sur sa fille, car elle me déballe un ravissant costume qu’elle compte mettre pour l’arrivée des Français…

En me rendant à mon hôtel vers les onze heures, je rencontre des soldats ivres qui jettent leurs casquettes par terre et marchent dessus en hurlant des chansons antimilitaristes ; plus loin, vers le Broglie, je remarque une grande animation : c’est le même défilé qu’hier soir, mais ils ne chantent pas la Marseillaise, et parmi les manifestants il y a beaucoup d’Allemands. Les flâneurs, très nombreux malgré l’heure tardive, se tiennent au milieu de la place et regardent ce spectacle avec indifférence.


10 novembre. — Ce matin, au moment où je m’installais devant ma tasse de café, un grand type de soldat, la casquette sur l’oreille, entre à l’hôtel et s’approche de bureau, puis