Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 15.djvu/131

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

drapeaux tricolores. On entend aussi des Allemands se vanter d’avoir déjà le leur en réserve. Les Boches, — on les appelle ainsi maintenant, — filent doux ; on les bouscule dans les tramways et dans les rues. La police laisse faire et ne s’en mêle pas.

3 novembre. — Les Hongrois ont reçu l’ordre de partir...


Il fait mauvais temps, comme à chaque départ de garnisons : de la pluie et du brouillard. Des fenêtres de mon atelier, j’observe nos pauvres Hongrois trempés jusqu’aux os, remettre en état leur carriole et harnacher leurs chevaux. Tout à coup, je vois déboucher sous le porche un autre cortège, mais cette fois des Boches : dépenaillés, piteux, menant en laisse des haridelles qui n’ont plus que la peau sur les os. Ils portent sur le dos des havresacs de toutes formes, auxquels pendent des Sturmhauben et des Gasmasken. Ils avancent lentement sous la pluie dans des accoutrements qui rappellent les gueux de Callot.

Les Hongrois semblent stupéfaits de cette irruption et interrompent leur besogne, puis reconnaissant leurs alliés de la veille, ils éclatent de rire : « Da kommen die Marmeladebrüder » (Voilà les compagnons de la Marmelade !) Cela est dit sans méchanceté sur le ton d’un miséreux qui souhaite la bienvenue à un plus malheureux que lui.

Les Hongrois, n’étant pas sûrs de leur départ, ne semblent pas pressés de céder la place aux Allemands. Jusqu’au soir, je vois les nouveaux venus errer comme des âmes en peine quêtant un gite, les chevaux restant exposés à la pluie.


3 novembre. — Les demoiselles W... viennent me consulter pour la confection de leurs costumes alsaciens. On vend déjà partout, — en cachette, bien entendu, — des cocardes tricolores en soie au prix de 3 et 4 marks. On me cite un juif qui a payé 8 000 marks pour huit pièces de soie. Des comités se forment aussi pour organiser la mise en scène. On s’en dispute la présidence. Ces petites rivalités dégénèrent en dispute, chacun ou chacune voulant être plus pur que l’autre. Quant aux mairies, elles ont déjà leurs drapeaux cachés quelque part dans une armoire.

Les Allemands sont au courant de cette activité, mais ils se taisent. Leurs ennuis sont d’un autre genre. « Que devons-nous faire de tous nos meubles ? — Laissez-les ici, leur répond quelque âme charitable, vous repasserez le fleuve exactement comme vous êtes venus... »