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dorment l’impression d’un épouvantable gâchis. Les permissionnaires se refusent à reprendre le chemin du front, mais, comme les gendarmes ne leur permettent pas de rester au village, ils s’embusquent dans les gares du parcours, font la navette entre deux villes et contribuent à augmenter l’encombrement et le désarroi, La machine militaire allemande est complètement détraquée.

Je monte en passant chez Tante. On avait fini de dîner. Tout à coup mes sœurs font irruption dans la salle à manger avec une figure où se lit une grande émotion. Elles me tendent la dépêche : les Allemands acceptent toutes les conditions de Wilson ! — « Eh bien ! tu avais raison, me dit Marie. Quelle joie il doit y avoir à Paris ! Mais quelle peine en pensant au pauvre Jean [1] ! »


17 octobre. — Les soldats qui reviennent du front racontent que le désordre est indescriptible. Les trains chargés bien au delà du tonnage réglementaire s’efforcent de sauver le matériel et encombrent les voies. Partout sur les routes d’étapes on voit des soldats débandés traînant des objets volés, portés sur leur havresac ; puis, quand les avions ennemis les harcèlent, ils abandonnent leur butin dans les fossés des routes.

Anna W... est revenue ce soir de Strasbourg, où elle a pris sa leçon de musique. Son professeur lui a dit dès son arrivée : « Eh bien ! l’Alsace va redevenir française ! J’en suis charmé pour votre vieux papa. Pour nous, c’est un coup terrible. J’ai mes élèves et mon avenir ici ; il va falloir abandonner tout cela. Et ce que nous allons être obligés de payer ! Mais nous n’avons que ce que nous méritons. Nous avons été des ânes de nous laisser berner pendant quatre ans. Les conditions que nous feront les Français seront dures ; mais, si nous avions été vainqueurs, les nôtres l’auraient été aussi... »

Pierre me racontait qu’étant ce matin en conférence avec un maquignon pour l’achat d’un cheval un officier allemand qui assistait aux pourparlers, l’avait pris à part, lui- disant : « N’en achetez donc pas pour le moment. D’ici quelques jours, on vous offrira les plus beaux chevaux pour une bagatelle ! car notre front s’émiette, nous sommes fichus... »

  1. Neveu de M. Spindler tué au Chemin-des-Dames.