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quelques jeunes officiers allemands. L’un d’eux, beau comme Antinoüs, le monocle dans l’œil, raconte des drôleries qui font éclater de rire ses camarades. En voyant cette gaité, je me demande si c’est bien l’attitude qui convient aux soldats d’une nation venant d’abdiquer tous ses rêves de conquêtes et se trouvant en face d’une situation pire que celle de la France après Sedan. Inconscience ? Crânerie ?

A Saint-Léonard, tout le monde est dans la joie. Quand après vêpres mes sœurs viennent prendre le thé avec nous, pour la première fois peut-être depuis la guerre on se reprend à former ensemble des projets d’avenir. -


7 octobre. — Je travaillais paisiblement dans mon atelier, quand Marie-Jeanne vient me dire qu’il se prépare évidemment quelque chose, que l’on voit circuler des soldats dans la cour collégiale avec des instruments de musique. Ils ont emprunté des chaises chez nos voisines et les ont placées en face de notre maison. Presque en même temps le brave colonel entrait en souriant et me disait qu’il s’était permis, comme il s’en allait en congé, de nous offrir avant son départ une petite surprise : un concert de tziganes... Les musiciens se sont réunis entre temps, le cymbalon est au centre. Tandis qu’ils accordent leurs violons, je fais préparer le thé que le colonel accepte avec grand plaisir... Le colonel commande lui-même ses morceaux de prédilection... Des valses lentes alternent avec des airs populaires hongrois d’une mélancolie captivante. Heureux du plaisir que nous manifestons, le colonel cause avec nous comme avec de vieilles connaissances et ne se gêne nullement pour parler de l’arrivée prochaine des Français. Attirés par la musique, les soldats arrivent de tous côtés et forment cercle autour de l’orchestre. Je fais distribuer des rasades aux musiciens. Les morceaux se succèdent sans interruption. Peu à peu les soldats se prennent à la taille pour essayer un pas de valse. On entraîne aussi les bonnes. Pour que les soldats qui assistent à la fête y trouvent leur compte, le colonel a donné l’ordre de mettre en perce un tonnelet de bière. Les tziganes jouent avec plus de verve encore. L’obscurité est à peu près complète. Et cette musique, interrompue par les rires et les acclamations des soldats, produit sur nous une impression singulière. C’est comme la fin d’un épouvantable cauchemar, la fête de la Paix...