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infligent des pertes irréparables. Tenez, notre division est sortie du bois d’Havrincourt au nombre de 300 fusils en y laissant la moitié de son artillerie. »

Mon ami avait été plus d’un an à Saint-Mihiel ; aussi je lui demande des détails sur la dernière affaire. « Si les journaux disent maintenant, pour excuser la déroute, que l’évacuation de ce secteur était une chose arrêtée depuis longtemps, ils ne mentent pas ; seulement, ils omettent de dire que cette évacuation devait, selon les plans de l’État-major, s’effectuer en sept jours. Par suite de l’attaque subite des Américains, on a dû exécuter cette opération en un jour. Alors, vous voyez ce qui s’en est suivi, — Mais, dis-je, on n’a fait que 13 000 prisonniers, — 23 000, corrige-t-il : cela représente la valeur de quatre divisions, et il n’y avait guère plus de troupes dans ce secteur. Ce qui a réussi à s’échapper, c’était le personnel des bureaux, le train, les embusqués de l’étape : mais on n’a pas pu sauver le matériel, ni faire sauter les ponts, ni mettre à exécution les projets que l’Etat-major avait prévus pour cette éventualité. — Alors, vos conclusions ? — Nous aurons la paix avant la fin do l’année, peut-être même beaucoup plus tôt. »


LA DÉBÂCLE DE L’ALLEMAGNE

4 octobre 1918. — Voyage à Strasbourg. Comme d’habitude, pénurie de place. Dans le compartiment où j’arrive à me caser tant bien que mal, un sous-officier allemand pérore : c’est un de ces nombreux embusqués du service des étapes pour lesquels la guerre n’a rien de terrible ni même de fastidieux. Sa figure rayonne de contentement, et, lorsqu’il rit, sa bouche ne rayonne pas moins grâce aux magnifiques couronnes en or qu’en garçon avisé il s’est fait mettre aux frais de l’administration militaire. Il a pris sur ses genoux l’enfant de sa voisine, une jeune Lorraine de Düss, — comme on dit maintenant pour Dieuze. — « Alors, vous allez à Düss ! Moi, je vais à Bruxelles : vous ne devineriez pas pourquoi ? Je suis commandé par mes supérieurs pour acheter des raisins. On les paie là-bas 90 pfennigs le kilo, tandis qu’à Strasbourg le prix est de 2,80. J’aime beaucoup Bruxelles, mais je préfère encore Budapest, la vie y est moins chère. » Pour étonner la compagnie, il énumère toutes les stations entre Francfort et Bruxelles, sans trop estropier les noms.