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plus diverse à cause de la présence simultanée des soldats allemands et hongrois et des prisonniers russes. Ces derniers, hébergés comme manœuvres par les vignerons, les aident dans les travaux de la campagne, tandis que les soldats allemands et hongrois sont consignés dans le village dont les abords sont gardés par des factionnaires. Ces soldats attendent le passage des vendangeurs pour mendier quelques raisins. Le mélange de tous ces idiomes produit une impression bizarre : c’est comme une réédition de l’invasion de 1814. A Barr, même tableau, mais plus d’encombrement. Toute la monarchie austro-hongroise y est représentée avec sa bigarrure de races. De ce mélange se dégage une vague couleur orientale. Le général qui loge chez nos amis S... a fait fi de l’appartement somptueux que son prédécesseur, un général allemand, avait occupé, et se contente d’une modeste petite chambre. Comme on s’en étonnait, il a haussé les épaules : « Les Allemands sont une bande organisée de brigands. Chez nous, en Hongrie, ils ont fait main basse sur l’argenterie, sur les bijoux ; ils ont volé jusqu’à nos pianos. »

Mon ami D... est revenu hier de Cambrai pour un congé de vingt-cinq jours, mais il doute de retrouver à son retour sa division où il l’a laissée. Je lui demande la raison de cette retraite continue : « Nous avons, dit-il, pénurie d’hommes et de matériel. Les effectifs des régiments ne peuvent être complétés ; dans des secteurs que 1 200 hommes suffiraient avec peine à tenir, il faut se contenter de 600. Il en est de même des munitions, mais ce qui manque surtout, ce sont les chevaux, les attelages, les autos. Nos canons, dont l’âme est complètement usée, ne valent plus rien, et les pièces neuves qu’on nous envoie valent encore moins. Tout est fabriqué avec des Ersatz.— Alors, dis-je, vous croyez qu’on n’arrêtera plus les Français ? — Je ne le crois pas. Ils ont déjà pris pied dans la Siegfriedstellung que depuis quatre ans on n’avait cessé de fortifier en enfouissant des milliards dans des travaux de bétonnage ; or, cette ligne une fois franchie, ils n’auront plus devant eux que des ouvrages insignifiants. — Vous estimez donc la situation des Allemands mauvaise ? — Je la crois désespérée. Les Français se battent comme des lions, leurs officiers sont excellents, bien meilleurs que les Anglais. Ils se rendent parfaitement compte de la situation des Allemands qui, pour boucher un trou, sont forcés d’en ouvrir un autre ; c’est pourquoi ils ne lâchent pas prise et nous