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ces champignons fungi, mot latin. Et en français comment dites-vous ? — Cèpes ou bolets. » Il note le mot dans un calepin. Puis, le panier passé au bras, il prend congé de moi, et arrivé dans la cour enfourche son cheval. À ce moment-là passe un soldat et il lui donne un ordre en hongrois. Le soldat ayant fait signe qu’il ne comprenait pas, il lui répète sans plus de succès l’ordre dans une autre langue, et finalement en allemand : « Vous voyez qu’il faut être polyglotte dans notre armée ! Je ne pensais plus que cet homme était de nos contingents allemands. » Puis il met sa monture au trot, et s’étant encore une fois retourné pour me faire un signe amical, il disparait sous la voûte suivi de son ordonnance. Un quart d’heure après, le soldat revenait avec mon panier, d’où débordaient des cèpes de toute beauté accompagnés d’un petit mot : « Bon appétit pour vingt-huit pièces de bolet ! Amitiés. »

— Mes enfants ! dis-je, en me mettant à table, il me semble que nous sommes déjà Français. Le bon Dieu a voulu nous ménager une transition…

Mlle Cécile Laugel, que je vais voir le soir, est aussi enchantée de ses Hongrois. Ils nettoient les allées du jardin de son frère pour son arrivée prochaine. Quant au colonel, elle lui trouve l’air si français quand il apparaît le matin sur son cheval, que, pour un peu, elle lui sauterait au cou.

Et ce qui fait notre joie, fait le souci des Allemands. Un de mes amis, professeur à Obernai, me racontait hier que, pendant la récréation, son collègue allemand le professeur M…, tout en se promenant, chantonnait entre ses dents, et comme mon ami s’informait du motif de cette belle humeur, l’autre lui avait répondu : « Je chante, mais c’est de désespoir. — À cause de la défection de la Bulgarie ? — De la Bulgarie, et ce qui est plus grave, de l’Autriche. Je sais de source certaine que les Autrichiens vont faire une paix séparée. Nous sommes perdus, irrémédiablement perdus. On n’ose pas penser aux conséquences. Nous sommes acculés à un abime. » C’est l’opinion générale des professeurs, car celui de Paulot a dit aux élèves : « Si nous sommes battus, à la garde de Dieu ! il faut se résigner ! »


2 octobre. — Je me rends après diner à Barr. La vendange bat son plein et le village de Heiligenstein que je traverse offre l’animation accoutumée à cette époque, sauf qu’elle est aujourd’hui