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II. — LES CHAMPIONNES

Après s’être lavé les mains dans le bol avec énervement, il sortit, courroucé, du restaurant, chercha le coin le plus reculé du hall déjà envahi et s’y installa avec un livre qui lui servirait de paravent. Ce livre, quasi introuvable et acheté chez un bibliophile de Lausanne, le conduirait dans le passé, l’éloignerait du présent et des importuns. C’était le Cahier vert de Rosalie de Constant, cousine pauvre et contrefaite, mais spirituelle comme une bossue, de Benjamin et fiancée déconfite et délaissée de ce doucereux et impérieux Bernardin de Saint-Pierre qui secoua la sensibilité de son temps au profit de son impitoyable égoïsme. Il l’ouvrit à une page où Charles de Constant, frère de Rosalie, lui raconte, — non sans agrément, — une rencontre dans le monde entre Mme Tallien et Mme Récamier. Mme Tallien régnait sans conteste dans un salon du Directoire quand Mme Récamier y entra sans tapage. La première se sentit la chair pincée d’une affreuse inquiétude. Allait-elle être détrônée par cette nouvelle venue qui, peu à peu, sans avoir l’air de les rechercher, captivait tous les regards ? « Elle avait, rapporte Charles de Constant, — et Maurice Aynaud-Marnière se laissa prendre à sa lecture au point d’oublier son entourage, — elle avait certain châle orange qui sert de manteau, de draperie et plus souvent à montrer à propos le plus beau bras, la plus belle gorge qu’on peut avoir, qu’à les cacher tout à fait. Elle comprit que le bonheur avait voulu qu’elle n’eût montré ni l’un ni l’autre encore et que la vue subite de tant de charmes attirerait tous les yeux, fixés un peu trop longtemps sur sa rivale. Effectivement cela produisit un effet prodigieux. Je m’approchai de la dame avant qu’elle fût certaine de son triomphe et je lui dis : « Que n’ai-je la pomme à offrir ? Mon choix serait bientôt déterminé. » Je ne crois pas qu’elle ait jamais jeté un regard plus doux, plus tendre, plus expressif de reconnaissance et de satisfaction, et je vous assure qu’elle a pourtant diablement joué de la prunelle, mais le plaisir entrait dans son cœur et bannissait une crainte très vive qui l’avait occupée un moment. Je l’engageai à remettre son beau châle orange. « Employer inutilement un moyen dont on ne doit user qu’en dernière extrémité, c’est un défaut de tactique, » lui dis-je. Elle me comprit, mais quelle est la femme