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S’il est possible, gardez-moi le plus profond secret sur mon séjour, car il s’agit d’éviter une poursuite judiciaire, mais purement commerciale, et je vous dirai le pourquoi. Werdet a fait faillite. J’ai donné des signatures de complaisance, et pour faire capituler les acceptants qui le savaient, il faut à mes gens d’affaires une absence de votre pauvre ami Honoré.


Mme Carraud est souffrante au moment où lui parvint la lettre de Balzac. Sitôt rétablie, le 14 juin, elle lui répond toute joyeuse :


J’étais encore atteinte d’une nouvelle crise quand votre lettre m’est parvenue, cher Honoré. Je me suis réjouie avec égoïsme de la nécessité qui vous ramenait à Frapesle. J’ai attendu le 10 avec impatience, et j’en oubliais les dégoûts de mon vin de quinquina et mes purgatifs. Mais le 10 est passé, et point d’Honoré. C’est mal à vous de nous leurrer d’un espoir que vous n’êtes pas bien résolu à réaliser. Les feuilles sont bien vertes à Frapesle pourtant, et les roses commencent à s’épanouir. Vous y seriez perdu comme au bout du monde. Nous ne voyons presque personne, et vous auriez le temps de rester dans votre chambre ; les soirées sont si belles dans ce temps-ci !

Et César Birotteau, qui devait naître à Frapesle ? En ajournez-vous donc indéfiniment la publication ? Ou bien lui avez-vous choisi une meilleure patrie ? Je n’aime pas, cher Honoré, à vous voir une idée à réaliser pendant un aussi long temps : il me semble qu’elle perd de son énergie dans cette longue conception, et que votre sujet éclôt bien plus pâle qu’il n’eût été s’il eût vu le jour plus tôt. Comme vous n’avez pas le temps de le méditer, et que vous et la vie courez à qui mieux mieux, vous jetez sur la route une partie des fleurs qui composaient la couronne dont vous aviez ceint le front de votre héros, au premier jour de son apparition dans votre tête. Je ne sais jusqu’à quel point je puis me permettre de semblables observations, moi qui ne vous ai pas vu depuis tantôt deux ans et qui ne suis plus en rapport magnétique avec vous. Je pourrais bien frapper à faux sans en avoir la conscience ; ce serait un vrai malheur pour moi.

Adieu, inspiration et santé !

Votre toujours dévouée,

ZULMA C.