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j’ignore où et comment envoyer les mille francs que je lui dois, je prends le parti de vous les adresser. Vous saurez mieux que moi leur destination.

Je vous écrirai plus en détail. Pour le moment je n’ai que le temps de vous aviser de l’envoi, par les messageries de la rue Notre-Dame des Victoires, des mille francs au commandant, à la date d’aujourd’hui, 3 mai, jour de mon arrivée.

Mille tendresses à tout Frapesle, et à vous en particulier.

HONORÉ.


Carraud répond le 10 mai :


Je voulais vous remercier de vos deux livres, mon cher Honoré, mais je n’ai su où vous prendre ; vous avez été vous chauffer au soleil d’Italie, si tant est qu’il y ait eu soleil cette année. Vous avez bien voulu revenir : tant mieux ! Je ne sais si j’aurais cette vertu, moi qui ai borné ma vie à peu près à des rapports avec les choses, car les choses doivent mieux valoir de l’autre côté des Alpes, où le soleil est plus brillant. Mon mari a touché les mille francs et a payé tout de suite une des dettes de notre pauvre exilé. Si vous lui devez encore quelque chose, vous me direz quand vous serez en état de payer ; je vous désignerai à Paris une personne à qui il doit encore.

Non seulement le temps et l’espace sont entre nous, mais la maladie est venue aider à cette séparation, qui me semble bien dure. Je ne me suis jamais bien remise de ma crise de l’année dernière et, depuis quatre mois, je vais de rechute en rechute. Il n’y a pas huit jours que j’ai pu me remettre à écrire. J’ai essayé du changement de lieu et cela ne m’a pas réussi : à Bourges comme à Châteauroux, la fièvre m’a bien su retrouver. Il me faut donc vivre sur mon rocher, comme l’huître, et me condamner à une existence morale analogue. Il m’a fallu me séparer de mon petit Ivan : j’étais incapable de lui être utile en la moindre chose, et il fallait qu’il s’occupât. Je l’ai placé chez son maître, en ville, et je le vois deux fois par semaine, quand le temps permet la promenade. C’est préluder de bonne heure à l’isolement qui attend ma vieillesse. Je ne suis pas assez forte pour aller en ville, et, comme je ne puis m’occuper longtemps, la tristesse me gagne. Il me vient de ces mélancolies qui ont souvent bercé ma jeunesse, mais quelle différence ! Il y avait de la volupté dans les larmes que je versais