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connais pas votre adresse et je serais fort embarrassée de vous faire parvenir une lettre. Je charge une de vos connaissances de vous porter celle-ci. J’espère qu’il saura vous dépister. Vous pourriez lui remettre la somme que vous devez à Auguste ; celui-ci m’a chargée de la recouvrer, parce que Carraud a soldé les mémoires qu’il a laissés à payer en quittant la France. Il est parti le cœur bien dilaté par la joie. Dieu veuille qu’aucun mécompte ne vienne jeter sa goutte d’eau froide sur cette joie si extrême ! Il n’aborde pas dans le pays de l’enthousiasme ; mais peut-être les choses lui tiendront-elles lieu de ce qu’il trouvera en moins dans les hommes.

Adieu, donnez votre adresse à M., Bourgongne, qui vous remettra ces lignes ; je vous écrirai directement une bonne lettre.

Travaillez comme un homme que ses créanciers ne talonnent plus et dont l’esprit peut s’étendre à l’aise, sans être tiraillé par la nécessité.

Addio, carissimo.

Z.


Hélas ! Balzac a trop tôt chanté victoire, sa pauvre Chronique de Paris, si bien partie, va s’arrêter faute de fonds : « Il me faut encore six mois, écrit-il à Mme Carraud, pour libérer ma plume comme j’ai libéré ma bourse [1]. »

Le voyage de Borget, qui doit aller visiter le Pérou et la Chine, n’enchante pas Balzac : « J’ai été plus loin que vous, déclare-t-il à Mme Carraud, j’ai dit à Auguste de ne pas faire le voyage en question. Il perd du temps. Il ne veut pas voir que dans les arts il y a un mécanisme à saisir. En littérature, en peinture, en musique, en sculpture, il faut dix ans de travaux avant de comprendre la synthèse de l’art en même temps que son analyse matérielle. On n’est pas grand peintre parce qu’on a vu des pays, des hommes, etc. ; on peut copier un arbre et faire un immense chef-d’œuvre. Il lui valait mieux se battre deux ans avec la couleur et la lumière dans un coin, comme Rembrandt, qui n’est pas sorti de chez lui, que de courir en Amérique [2]... » Quant à Ivan, l’aîné des fils de Mme Carraud, « il faut, pour en faire un homme, lui faire sentir les hommes ; il faut qu’il connaisse quelque chose qui ne soit pas les délices de la maison paternelle. »

  1. Correspondance, I, 291 (lettre de fin décembre 1836, faussement datée de 1834).
  2. Même jugement sur Borget dans les Salons de Baudelaire (Curiosités esthétiques, éd. Calmann-Lévy, p. 59 et 180).