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qu’un canif de huit cents francs et une canne qui n’a d’autre mérite que d’attirer les regards sur vous ? Quelle célébrité pour l’auteur d’Eugénie Grandet !...

Je suis bien laide [1], cher, mais il est des éloges que j’ai toujours tenus pour offensants, parce que je sentais que je méritais mieux. Dans quelle aberration vous ont jeté ces nuages d’encens que l’on a amoncelés autour de vous pour vous aveugler et vous perdre ! N’ont-ils pas réussi, et votre vie n’est-elle pas un enfer ? Est-ce écrire que le faire le couteau sous la gorge, tet pouvez-vous parfaire une œuvre que vous avez à peine le temps d’écrire ? Vous êtes ruiné, dites-vous, mais, cher Honoré, à votre début dans la carrière, qu’aviez-vous ? Des dettes. Aujourd’hui, des dettes aussi ; mais combien le chiffre en est différent ! Et pourtant, que n’avez-vous pas gagné depuis ces huit ans, et croyez-vous qu’il fallut de semblables sommes à un homme de pensée pour vivre ? Ses jouissances devaient-elles être si matérielles ? Honoré, quelle vie vous avez faussée, et quel talent vous avez arrêté dans son essor !

Je risque peut-être beaucoup à vous parler ainsi ; mais c’est que je souffre avec vous des maux que vous ressentez, et, seule, pour vous, de ceux qui ne vous arrivent pas encore, quoique existants. Je ne compte plus vous voir, parce que je ne saurais me dissimuler que le contact de gens simples comme nous est sans charme pour vous maintenant. Mais comme je vous aime d’une bonne et sainte amitié et que, bien que vous ne soyez plus l’Honoré d’autrefois, je n’ai pas changé de sentiments, je vous dis ce que personne ne vous dira, les uns ayant à vous exploiter, les autres n’ayant pas la conscience assez pure à votre endroit pour oser parler ainsi. J’ai peur de votre avenir ; je vous en trouve trop peu soucieux. Ce qui m’a apporté cette sensation, c’est l’horrible mort de Mme de Mortsauf ; vous avez gâté là une belle œuvre, une belle pensée !

Auguste est retourné vers vous. Je m’inquiète pour lui : je trouve qu’il met trop peu de soin à étendre ses idées ; il me semble qu’il ne saurait acquérir un talent, s’il ne meuble pas mieux sa tête. C’est une chose que je n’ose lui dire moi-même pour mille raisons, mais qu’il doit bien accueillir, venant de vous. Il ne saurait peindre pendant quinze heures par jour ; que

  1. Carraud est vraiment trop modeste, et son portrait, que nous avons plus d’une fois regardé, contredit nettement cette affirmation du modèle.