quand tous ces biens seront mis en vente, car notre Gouvernement ne sera pas assez aveugle pour laisser rentrer tous les Notables. — Eh bien ! pas moins de 800 000 marks : l’ensemble a coûté trois fois autant. — Si cher ! j’aurais cru 100 000 marks environ. » Alors Bieberstein : « Après la guerre, il y sera mis bon ordre. L’Alsace sera irrévocablement unie à l’Empire par un ciment fait de sang. » Et je pense en moi-même : « S’il savait que cette guerre aura tout justement l’effet contraire ! »
Entre temps on sert le potage : c’est une soupe douce au citron. Moi qui ai un peu l’habitude de ces cocasseries de la cuisine allemande, j’arrive à l’avaler, mais je vois le docteur Fr... faire la grimace ; il a du mal à s’en tirer. Ensuite on sert, dans une sauce vague, une viande bouillie. Je la prends pour de la langue, le curé m’a dit par la suite qu’il l’a classée dans le genre mouton. Enfin de la volaille avec de la salade et un soufflé au citron comme entremets. Pour clore : des petites tartines minuscules au pain noir saupoudrées de safran. Le colonel parait enchanté du menu et nous vante le mérite de son cuisinier qui, de sa profession, est serrurier. Pendant tout le diner il y a un va et vient d’ordonnances autour de la table ; à un certain moment, une dégringolade de vaisselle derrière mon dos me fait sauter sur mon siège. Comme boisson, on a servi un vin doux en carafon, qui n’étanche pas la soif, et du champagne Henkell, genre lavasse.
La conversation est à peu près nulle. La hiérarchie militaire mate les convives, et c’est Bieberstein qui tient le crachoir. Il ne traite que des questions militaires, ou rappelle des souvenirs personnels de la guerre ; comme ni le curé, ni moi n’y entendons grand chose, nous nous contentons d’approuver.
Enfin on se lève, on se serre la main avec le Mahlzeit de rigueur et l’on se dirige vers la terrasse à travers le petit salon aux toiles de Jouy. On sert le café. Sous la calme lumière de la lune, le paysage serait de toute beauté ; malheureusement, une centaine de lampions multicolores attachés à des fils de fer nous aveuglent. Au fond du parc, un concert de grenouilles ne cesse de se faire entendre ; j’adore cela, mais tel n’est pas le goût du colonel, car il fait un signe et aussitôt la musique cachée dans un bosquet éclate comme un feu d’artifice, et ce sont des zim-boum à vous rompre le tympan. Notre amphitryon doit avoir eu la même impression, car dès que la marche est terminée, il fait dire au chef de musique d’aller vers le