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sera-t-il toujours ainsi [1] ? Je m’en tourmente beaucoup. J’ai peur qu’il ne soit du nombre de ces enfants intelligents qui ne font rien du tout, et rien ne me ferait plus de peine que de voir le premier des dons du Ciel ainsi négligé. Mais vous êtes si occupé que vous ne pourrez observer cette jeune tête. Mon petit dernier a l’œil prodigieusement intelligent ; mais, du reste, il n’est pas beau. Dieu fait bien ce qu’il fait, car si Yorick eût été une fille, son immense bouche m’eût paru désolante, et son beau front ne m’eût pas suffi pour me tranquilliser, car une femme laide, qu’est-ce ?... moins que rien.

Mon pauvre Honoré, je ne sais trop ce que je vous dis ; j’ai la gorge et la tête malades et je n’ai pas l’esprit libre. Excusez-moi, j’aurais voulu vous dire une foule de choses, et vraiment je ne le puis ; je ne sais même pas quelles lettres je forme. Adieu. Si vous souffrez, réfugiez-vous dans des cœurs amis qui vous sont toujours ouverts.


Balzac reste sans écrire jusqu’au vendredi-saint, 17 avril. L’achèvement de Séraphita l’a contraint à de nouveaux excès de travail. Il a besoin de repos. Dès qu’il aura publié Séraphita, il ira prendre une dizaine de jours de liberté dans le Frapeslois. Puis il continue : « Il y a en moi plusieurs hommes : le financier, l’artiste, luttant contre les journaux et le public ; puis l’artiste luttant avec ses travaux et ses sujets ; enfin il y a l’homme de passion qui s’étale sur un tapis aux pieds d’une fleur, qui en admire les couleurs et en aspire les parfums. Ici vous direz : « ce coquin d’Honoré ! » Non, non, je ne mérite pas cette épithète ; vous me trouveriez bien bon de me refuser à toutes les joies qui se présentent et de m’enfermer pour continuer l’œuvre [2]. » Et il termine ainsi :


...Aussi me verrez-vous bientôt. C’est une escapade caressée avec bonheur depuis quelques jours. Mais aussi depuis quelques jours, je suis tombé sous la domination d’une personne fort envahissante [3], et je ne sais comment m’y soustraire, car je suis comme les pauvres filles, sans force contre ce qui me plaît.

Allons, à bientôt. J’irai prendre possession de cette petite

  1. M. Ivan Carraud mourut le 11 septembre 1881, inspecteur général des Eaux et Forêts, officier de la Légion d’honneur.
  2. Correspondance, I, 297. Le début de cette lettre a été seul publié ; la fin que nous donnons ici, est inédite.
  3. S’agirait-il de Mme Hanska ? ou, peut-être, de Mme Marbouty (Claire Brunne, en littérature), qui, déguisée en homme, accompagna Balzac à Turin en 1836 ? C’est à elle que la Grenadière fut primitivement dédiée. (Éd. L. Conard, t. IV, p. 416.)