Quelques minutes plus tard, une formidable liasse de cahiers gisait sur la table de l’atelier : « Voici me dit-il, le journal que j’ai tenu pendant la guerre. Vous pouvez en prendre connaissance. Pendant ces longues et mortelles années, je n’ai guère pu me livrer à mes travaux habituels : le cœur n’y était pas. J’ai fait quelques portraits (et du doigt il me montrait de fines aquarelles). Puis j’ai occupé mes loisirs à mettre en ordre de vieux papiers de famille. Enfin j’ai écrit ces feuillets où j’ai conté chacune de mes journées, rapporté tous les propos que j’échangeais avec les miens, avec mes parents, mes amis de Bœrsch, d’Obernai, de Strasbourg, avec les officiers qui cantonnaient à Saint-Léonard et les fonctionnaires que je rencontrais sur la route. J’y ai consigné aussi et commenté les nouvelles, — vraies ou fausses, — qui nous étaient apportées par des journaux ou par des lettres. Tout cela est écrit à la diable ; je doute qu’un autre que moi-même y puisse prendre intérêt. » Là-dessus il me lut quelques pages prises çà et là dans son manuscrit, et tout de suite je fus convaincu que jamais je ne pourrais trouver document plus précieux sur l’Alsace au temps de la guerre, si convaincu que je dis à brûle-pourpoint : « Consentiriez-vous à ce que ce journal fût publié ? » M. Spindler me considéra avec étonnement : « Mais, dit-il, ce sont des notes personnelles. Vous le voyez, je dis tout, je désigne les gens par leur nom. Est-ce que vous voulez me brouiller avec la moitié de l’Alsace ? — Soit ; il ne peut être question de publier ce volumineux journal ; il renferme bien des choses qui ne regardent pas le public ; mais permettez-moi de le lire pour ma propre édification. Nous en recauserons ensuite. »
J’ai passé de longues heures d’été, dans l’atelier frais et silencieux, à lire le manuscrit de M. Spindler, suivant, jour par jour, le contre-coup des événements de la Grande Guerre dans le petit monde de Saint-Léonard. Ma lecture achevée, j’obtins de M. Spindler qu’il autoriserait l’impression de quelques extraits propres à faire connaître l’opinion alsacienne de 1914 à 1918. Ces extraits, nous les avons choisis ensemble. Ma première impression fut qu’on les pouvait mettre tels quels sous les yeux du public, sans autre commentaire ; mais, en général, les Français ignorent les choses d’Alsace, qui d’ailleurs, avouons-le, sont complexes, et les personnes à qui ces pages furent communiquées, ont été d’avis qu’il serait utile d’y joindre quelques