Fustel de Coulanges, précurseur des Mâle, des Bédier et de tant d’autres disciples que sa leçon a formés, a mis hors de doute les points suivants : l’Empire romain s’affaissait par impossibilité d’être, et par suite d’une sorte de « grève générale » détachant les peuples de l’autorité et la laissant s’effondrer d’elle-même. Lisez ces lignes si pleines de suc : « Il est une autre sorte de résistance (aux Gouvernements) qui se rencontre souvent dans l’histoire de l’humanité. Elle consiste en ceci que l’homme ne manifeste aucune haine contre le Gouvernement qui le régit. Il ne lutte pas contre le pouvoir, il lui échappe ; il lui glisse des mains. En lui prodiguant le respect, il cesse de lui obéir... Les soldats eux-mêmes perdent le courage ou perdent la discipline. La justice s’amollit, c’est un énervement général de l’autorité. Cette maladie a fait périr plus d’États que les insurrections n’en ont renversé !... Elle se produit toutes les fois que les institutions sociales cessent d’être en parfait accord avec les institutions politiques. Il se trouve alors qu’une classe d’hommes est plus forte que l’État, et l’Etat peu à peu n’est plus qu’une ombre... »
Ce mal, qui fit périr l’Empire romain, c’est l’abstention dans le suffrage, les « bras ballants, » dans l’ordre du travail et dans l’ordre de l’obéissance. L’historien dit : « Ces générations avaient l’aversion de la vie publique. » Le procédé de cette décomposition, il l’explique avec une précision et une netteté implacables. La bourgeoisie accablée de charges (les curiales) disparaît, soit qu’elle s’évade par en haut vers les classes privilégiées, soit qu’elle tombe, définitivement ruinée, dans la plèbe ; celle-ci, d’autre part, refuse de participer aux impôts et aux charges de l’État ; elle marchande son travail et discute son effort. Ainsi les privilégiés (disons les censitaires, les grands patrons, les féodaux de l’agriculture, les magnats de l’industrie), étant les seuls à payer l’impôt, sont les seuls à soutenir l’Etat. Se rattachant les bourgeois pourvus, ils forment une aristocratie de la richesse qui s’empare de la force de l’Etat et ils deviennent peu à peu les maîtres de la vie publique.
Deux classes restent en présence : les riches qui, ayant le pouvoir, n’ont ni le nombre, ni la force ; les pauvres qui, recevant de forts salaires, déshabitués de l’effort (panem et circenses), ne remplissant plus le devoir social, et, vivant dans un farniente trompeur, n’ont gardé, en fait, ni indépendance, ni bien-être,