Cependant les renseignements que l’on apportait à mon père dénotaient que d’heure en heure la situation s’aggravait.
« M. Soulery [1] nous apprit que des barricades obstruaient la rue du Havre et la rue Tronchet et qu’on y forçait les passants à prêter leur concours pour en élever de nouvelles. Peu après, nous sûmes que le corps de garde de la place de la Madeleine était incendié. M’étant alors mis à la croisée, je vis arriver au galop un officier d’état-major accompagné d’un cavalier. Cet officier s’arrêta en face du marchand de vin, au numéro 17 et s’adressant aux groupes nombreux qui stationnaient dans la rue Royale, leur dit : « Messieurs, le maréchal Bugeaud m’envoie vous dire que, pour éviter toute effusion de sang, il a ordonné aux troupes de rentrer dans leurs casernes. » Plusieurs cris de : vive le Roi ! se firent alors entendre, en réponse à cette communication.
« Cependant, des bandes d’hommes en blouse, et armés de diverses sortes ne tardèrent pas à déboucher des boulevards. A leur suite défilaient des compagnies de la garde nationale, des bataillons d’infanterie dont les soldats portaient le fusil la crosse en l’air, puis des escadrons de cavalerie, le sabre au fourreau. Encadrant ces troupes, marchaient pêle-mêle des hommes armés, appartenant à la classe ouvrière. Ils entouraient le général Bedeau qui, leur donnant des poignées de main, causait affectueusement avec eux.
« A peine ces bandes venaient-elles de s’engager sur la place de la Concorde qu’une fusillade se fit entendre. La foule reflua précipitamment dans la rue Royale. Je me figurai tout d’abord qu’il n’y avait là qu’une manifestation de joie. Je me trompais. C’était une lutte sanglante. Par qui donc les premiers coups de fusil avaient-ils été tirés ? Était-ce par le peuple ou bien par les gardes municipaux qui se trouvaient au poste de la place de la Concorde ? Je l’ignore. Toujours est-il que ce poste fut envahi et que, de part et d’autre, des hommes furent tués. Je vis passer l’un d’eux, âgé d’une cinquantaine d’années et chauve, porté agonisant sur une civière.
« Néanmoins, mon père voulut alors se rendre au ministère des Finances [2] dont les portes avaient été tenues fermées toute
- ↑ M. Soulery, maire de Gourdon.
- ↑ Le ministère des Finances occupait alors le terrain qu’entourent la rue de Rivoli, la rue de Castiglione, la rue du Mont-Thabor, et la rue Cambon, alors nommée rue Neuve de Luxembourg. Ce vaste immeuble, qui contenait tous les services dépendant du ministère des Finances, fut détruit par les insurges en 1871.