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la Poudrerie, un malheur est venu me frapper. J’ai perdu mon père ! C’était le lien de toute la famille, que désormais des positions ou des intérêts différents vont disperser, sans presque d’espoir de la voir jamais toute réunie. C’est en outre une vive affection de moins dans ma vie. Je suis ici au milieu des mille créations de mon père, et tout cela est sans vie et sans âme ! Sa mort a été douce et calme ; il a fermé les yeux pendant que madame Nivet, ma sœur, le faisait boire. Il était enrhumé. Nul mouvement spasmodique, nul effort pour quitter ce monde ; on l’a cru endormi. Il devait avoir du monde ce jour-là pour fêter son quatre-vingt-troisième anniversaire. Vous ne l’avez pas connu, Honoré. Combien vous eussiez été étonné de cette verdeur d’imagination, de cette force d’esprit, qui en ont toujours fait une exception ! Aimez-moi mieux encore, car j’ai un cœur de moins où je puisse me reposer.

J’ai bien à vous remercier de vos procédés envers M. de Balay ; le pauvre homme en était pénétré, et vous m’avez valu mille bénédictions, il a quitté la place que vous lui aviez procurée pour une autre qu’il croit plus sûre. Vous êtes trop supérieur pour vous en formaliser, et si jamais il avait besoin d’aide, je ne vous en appellerais pas moins à mon secours. Le travail vous tue ; ne pouvez-vous donc prendre de repos !

Je vous attends ce printemps dans mon ermitage de Frapesle, si toutefois une maison en réparations ne vous répugne pas trop à habiter. Nous aurons de libres, la bibliothèque, le billard, et votre chambre, peu moderne peut-être, mais vous la choisirez entre toutes. Viendrez-vous dire adieu à la Poudrerie ?

Travaillez, et ne vous découragez pas ; il y a des gens qui vous aiment assez pour vous dédommager de tout.

Adieu. Amitié. Toujours amitié.


La lettre de Mme Carraud, adressée rue Cassini, n’y trouva pas Balzac. Elle le rejoignit à Genève, où, le 18 décembre, la diligence l’avait déposé, enfiévré d’amour, aux pieds de Mme Hanska.


MARCEL BOUTERON.