Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 13.djvu/928

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tiques a priori, » des évidences sans autre issue qu’elles-mêmes.

Quand on examine l’édifice de la géométrie classique, on voit qu’il repose sur un certain nombre d’axiomes et de postulats, par exemple celui qu’on appelle le postulat d’Euclide. Si on appelle parallèles deux lignes droites situées dans un même plan et qui ne se rencontrent jamais, le postulat d’Euclide dit : « Par un point on ne peut faire passer qu’une parallèle à une droite donnée. » Ce postulat nous paraît correspondre à la réalité, parce que, à l’échelle de nos habitudes quotidiennes, nous constatons qu’en effet dans un plan on peut toujours par un point tracer une ligne qui, pour autant que nous pouvons le vérifier (c’est-à-dire dans un espace très limité), ne rencontre pas une ligne donnée de ce plan. Voilà qui montre bien que le postulat d’Euclide n’est qu’une sorte d’hypothèse. Mais il y a des géomètres qui n’ont pas admis ce postulat, Riemann par exemple qui le remplace par celui-ci : « Par un point on ne peut faire passer aucune ligne droite parallèle à une droite donnée, c’est-à-dire aucune ligne qui ne la rencontre jamais. » Et là-dessus il fonde une géométrie parfaitement cohérente, et dont les théorèmes s’enchaînent aussi rigoureusement que ceux (d’ailleurs fort différents) de la géométrie euclidienne.

Allez donc démontrer à Riemann que son postulat est faux et celui d’Euclide vrai ! Comment pourriez-vous le tenter ? Il n’y aurait qu’un moyen. Vous diriez : « Je vais tracer sur un plan réel, deux lignes droites que j’appellerai parallèles, et je montrerai qu’aussi loin que je suivrai ces lignes, elles ne se rencontreront jamais. J’en déduirai que le postulat d’Euclide est conforme à la nature des choses, et celui de Riemann non. »

Mais à cela le savant qui tient pour la géométrie riemannienne pourra répondre très fortement : « Le plan réel sur lequel vous tracerez vos lignes réelles est forcément très limité, ne serait-ce que par la rotondité de la terre. Qu’est-ce qui prouve que si vous pouviez prolonger ce plan suffisamment loin dans l’espace cosmique, vos deux lignes droites ne finiraient pas par se rencontrer ? » Il est difficile de répondre à cela.

Mais avant que de poursuivre cette passionnante discussion, les deux interlocuteurs sentent tous deux l’impérieux besoin de définir cette chose dont ils parlent sans cesse l’un et l’autre et qu’ils appellent « une ligne droite. » Dans le monde idéal et subjectif de la pensée, chacun de nous voit ou plutôt s’imagine très bien ce qu’il appelle ainsi. Mais les pensées n’ont pas de commune mesure possible