du composé humain, précipite certaines parties de la conscience, en fait affleurer d’autres, souvent inconnues à nous-mêmes. C’est ce qui arrive, par exemple, dans certains cas de paralysie ; telle est l’aventure de ce bon vivant de Christophe Golisch, dit Golicci, et même Golaccia pour les amis intimes, à cause de son ventre et de son appétit formidable.
« Il était né en Italie, de parents allemands, mais il n’avait jamais été en Allemagne, et il parlait le romanesco comme un Romain de Rome. Seulement, avec sa sœur il lui arrivait d’échanger par ci, par là, quelques mots d’allemand, pour que les autres ne comprissent pas. Eh bien ! il eut un jour une petite attaque, oh ! légère, bien légère. Mais, quelques heures plus tard, en reprenant à grand peine l’usage de la parole, Christophe Golisch offrit à son médecin un curieux sujet d’étude : il ne savait plus l’italien. Il parlait allemand ! » (L’attaque.)
C’est que, comme le dit, dans une autre nouvelle, Marco Bobbio, notaire à Richieri, et des plus estimés, c’est que nous ne connaissons qu’une partie de nous-mêmes, et peut-être la plus petite. Bobbio avait coutume de dire que ce qu’on appelle la conscience, ressemble au disque d’eau qui se montre à l’orifice d’un puits. Il entendait sans doute qu’au delà de l’horizon de la mémoire, il y a encore une foule de faits et de perceptions qui échappent à notre conscience présente, et que le nous réel et vivant, ce n’est pas seulement le nous que nous sommes aujourd’hui, mais encore celui que nous avons été, si bien que nous continuons de sentir et de penser avec des sentiments et des idées depuis longtemps oubliés, obscurcis, éteints : lesquels, à l’occasion d’une sensation subite, d’une saveur, d’une couleur, d’un son, peuvent toujours ressusciter et montrer en nous la persistance d’un autre être insoupçonné.
Marco Saverio Bobbio, bien connu à Richieri, non seulement pour ses qualités d’excellent et scrupuleux notaire, mais peut-être plus encore pour sa stature gigantesque, que son tube, ses trois mentons et sa bedaine exorbitante, rendaient vraiment phénoménale ; Marco Saverio Bobbio, désormais tout à fait athée et irrémédiablement sceptique, avait cependant en lui-même, sans le savoir, le petit garçon qui allait chaque matin à la messe avec sa mère et ses deux sœurs, et faisait tous les dimanches la sainte communion dans la chapelle des Carmes ; et qui, à cette heure encore, à l’insu de Bobbio, en se mettant au lit avec lui, joignait les mains pour ce mécréant et récitait les vieilles prières, dont Bobbio peut-être ne se rappelait plus un mot. (L’Ave Maria de Bobbio.)