la place des lettrés, il n’y a plus ici que des soldats paresseux, assis ou couchés, dont l’un charme du moins la déchéance de ces lieux en faisant chuchoter sa flûte dans la pénombre.
La mission est située au bout de la ville. En y entrant, j’entends au-dessus de moi un claquement doux, je lève la tête et je distingue un grand pavillon français, qui trempe dans la verdure. Quelques moments après, nous revenons tous à la canonnière, car le commandant a invité les trois missionnaires à dîner. Ce n’est que par hasard qu’ils sont réunis. Un seul habite Pa-tong. Les deux autres ont leur résidence à deux jours d’ici, dans la montagne. Le grand plaisir des Européens semés dans ce pays, quand ils se trouvent rassemblés, c’est de bavarder tout leur saoul : on voit bien, à leur animation et à leur volubilité, qu’ils se déchargent d’une longue solitude.
Ces trois jeunes Franciscains belges sont pleins d’entrain et de pétulance, charmés de la Chine et de leurs chrétiens. L’un a une barbe noire et des pommettes rouges, un autre des lunettes, des yeux bleus et une jolie barbe dorée, un autre une immense barbe flamande, mêlée de blond et de roux, vraiment somptueuse. Tandis qu’ils rient et s’égayent : « Ah ! monsieur le Commandant ! » je ne puis m’empêcher de revoir derrière eux leur pays, non pas seulement celui des musées opulents, des villes plantureuses, des grands ciels où l’aiguille d’un clocher crève les nuages, mais cette Belgique inoubliable qui fit, la première, grincer et gémir l’appareil terrifiant de la force allemande, parce que, dans ses rouages, elle avait jeté le petit diamant de l’honneur. La guerre affreuse dont nous sortons aura pourtant augmenté la poésie du monde, en ce sens qu’au-dessus de la vie quotidienne, que rien ne dominait autrefois, la moindre occasion fait à présent surgir les fantômes des réalités souveraines.
Les pères nous donnent des nouvelles du pays, où la guerre s’étend maintenant sur les deux rives du fleuve. Le Se-tch’uen, qui était occupé par les troupes du Yun-nan et du Koei-tcheou, vient de s’affranchir. Les soldats du Sud ont évacué Tchen-tou, la capitale de la province, et ils refluent jusqu’aux villes du Yang-tse. A Pa-tong même, on s’est peu battu. Mais, en amont, le sort des armes est plus disputé. Tandis que le commandant et les missionnaires s’entretiennent de ces combats tout mêlés d’intrigues, je sors sur le pont étroit de la canonnière. La nuit,