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énormes à Moscou, j’avais perdu l’habitude de marcher ; dix-huit mois de prison avaient produit leur effet.

Un chaos épouvantable régnait partout ; personne n’était au courant de rien ; j’étais renvoyée d’un endroit à l’autre : « Ceci ne nous concerne pas, adressez-vous ailleurs, » et il fallait recommencer. Je dus me rendre chez Krylenko. Ce communiste-socialiste qui prêchait l’égalité, dont le venin empoisonné était dirigé contre nous autres « aristocrates, » et qui nous accusait de vivre dans le confort et dans le luxe, occupait une somptueuse maison privée appartenant au prince Galitzine. Je fus introduite dans un salon spacieux, à plafond haut et à double rangée de fenêtres, plein de beaux meubles anciens. J’aperçus une suite d’autres salons, et par la porte ouverte de la salle à manger, une armoire vitrée, remplie de vieille argenterie portant l’écusson des Galitzine. C’était d’un comique violent. Ces messieurs, qui nous reprochaient notre luxe, s’établissaient dans nos maisons, se servaient de notre argenterie et menaient une vie en opposition directe avec tout ce qu’ils prêchaient.

Je m’établis confortablement dans un fauteuil. Krylenko ne tarda pas à paraître.

— Bonjour, camarade, me dit-il.

J’inclinai légèrement la tête.

— J’ai été libérée de prison, lui dis-je et je viens vous demander un permis de voyage pour Kiev.

— On vous a lâchée ? Voilà qui est étrange, car moi, je ne l’aurais jamais fait.

J’étais révoltée.

— Ecoutez, Monsieur Krylenko, lui dis-je, en appuyant sur le mot Monsieur ; le papier, m’informant de ma libération, était signé de vous, je l’ai vu de mes propres yeux. Il me semble assez extraordinaire, qu’occupant un poste aussi important au C. C. E. P. R., vous puissiez signer des papiers sans les lire. Vous venez de me dire que vous ne m’auriez jamais lâchée. S’il en est ainsi, comment se fait-il que ce papier porte votre signature ?

Il était clair que je n’avais pas été libérée par l’ordre des Soviets, mais que mon mari était enfin parvenu à payer une somme importante pour ma rançon. Krylenko faisait semblant de l’ignorer.