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à l’extrême ; elle est condamnée à sombrer dans la dévastation et la barbarie, dans l’horreur et l’absurdité. Vous ne soupçonnez pas la grandeur des forces qui viennent de se déchaîner... La catastrophe peut-elle encore être conjurée par des moyens tels que la réunion immédiate d’une Assemblée constituante ou un coup d’État militaire ? J’en doute. Le mouvement n’est pourtant qu’à son origine. On peut donc le maîtriser plus ou moins, le ralentir, le manœuvrer, gagner du temps. Un répit de quelques mois serait d’une importance capitale pour l’issue de la guerre... L’appui que vous prêtez aux extrémistes va précipiter le cataclysme final.

Mais je m’aperçois bientôt que je prêche dans le vide : je n’ai pas la grandiloquence des Tsérételli et des Tchéïdzé, des Skobélew et des Kérensky [1].



Samedi, 21 avril.

Quand Milioukow m’assurait naguère que Lénine s’était irrémissiblement discrédité devant le Soviet par l’outrance de son défaitisme, il subissait une fois de plus l’illusion optimiste.

L’autorité de Lénine semble au contraire s’être beaucoup accrue ces derniers jours. Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il a déjà rallié autour de sa personne et sous son commandement tous les énergumènes de la révolution ; il s’affirme dès maintenant comme un chef redoutable.

Né le 23 avril 1870 à Simbirsk, sur la Volga, Wladimir-Ilitch Oulianow, dit Lénine, est purement Russe. Son père, qui appartenait à la petite noblesse provinciale, occupait un emploi dans l’administration scolaire. En 1887, son frère aîné, impliqué dans un attentat contre Alexandre III, fut condamné à mort et pendu. Ce drame décida toute la vie du jeune Wladimir-Ilitch, qui achevait alors ses études à l’université de Kazan :

  1. Dans le journal l’Heure, en date du 5 juin 1918, M. Marcel Cachin a résumé ainsi nos entretiens :
    Tandis que nous lui disions, Moutet et moi, qu’il était nécessaire de faire encore un effort dans le sens démocratique pour essayer de mettre debout la Russie, M. Paléologue, pessimiste, nous répondait : « Vous vous faites illusion à vous-mêmes, en pensant que ce peuple slave va se redresser. Non. Il est destiné dès maintenant à la dissolution. Militairement, vous n’avez plus rien à en attendre. Aucun effort ne peut le sauver ; il va à sa destruction ; il suit sa voie historique ; l’anarchie le guette. Et, pendant des années, nul ne peut imaginer ce qu’il va devenir...» Nous n’avions pas voulu, quant à nous, désespérer ainsi de l’âme slave.