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elle commémore l’armée innombrable de tous ceux qui ont pavé obscurément de leur vie le triomphe actuel de la Révolution, qui ont succombé anonymement dans les prisons d’État et dans les bagnes sibériens. Le martyrologe se déroule comme une litanie, comme une mélopée. Les dernières phrases, prononcées plus lentement, ont un accent intraduisible de tristesse, de résignation, de pitié. Seule peut-être, l’âme slave est capable de cette résonance. Une marche funèbre, que l’orchestre exécute aussitôt, semble continuer le discours, dont l’effet pathétique s’achève ainsi en émotion religieuse. La plupart des assistants pleurent. A l’entr’acte qui succède, nous nous retirons ; car on annonce que Tchéïdzé, l’orateur du groupe « travailliste, » va parler contre la guerre, que des altercations sont à prévoir, etc. Notre place n’est plus là. Puis, le souvenir que nous laissera cette cérémonie est d’une trop rare qualité : ne le gâtons pas.

Dans les couloirs vides que je traverse hâtivement, je crois voir les fantômes de mes élégantes amies qui, tant de fois, sont venues ici bercer leurs rêves aux fantaisies de la danse et qui furent le dernier charme d’une société disparue pour toujours.



Dimanche, 8 avril.

On a évalué à près d’un million le nombre de personnes qui ont assisté, jeudi dernier, à la cérémonie funèbre du Champ de Mars. Le caractère civil des obsèques n’avait soulevé aucune protestation populaire. Seuls, les Cosaques avaient déclaré que leur conscience leur interdisait de participer à des funérailles dont l’image du Christ était exclue et ils étaient restés dans leurs casernes.

Mais, dès le lendemain, un malaise étrange s’est répandu parmi les gens du peuple, surtout parmi les soldats, — un malaise fait de réprobation, de remords, d’inquiétude vague, de pressentiments superstitieux. Nul doute, maintenant : ces obsèques sans popes et sans icônes étaient un sacrilège. Dieu se vengerait. Ah ! les Cosaques l’avaient bien compris, eux ! Ils ne s’étaient pas laissé entraîner dans cette coupable aventure ; ils sont toujours si malins !... Et puis, n’était-ce pas une impiété aussi d’avoir peint les cercueils en rouge ? Il n’y a que deux couleurs chrétiennes pour les cercueils : le blanc et le jaune ; c’est tellement connu que le catéchisme n’en parle même pas. Ainsi,