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Rester neutre, n’est plus possible, quand la paix du monde et la liberté des peuples sont en jeu. Nous voici donc obligés d’accepter la bataille avec l’ennemi naturel de la paix et de la liberté. Nous y sacrifierons notre vie, notre fortune, tout ce que nous possédons, avec la fierté de savoir qu’enfin le jour est arrivé où l’Amérique peut donner son sang pour les nobles principes d’où elle est née.


Pendant que la démocratie américaine tient ce magnifique langage, la révolution russe achève de perdre le sentiment du devoir patriotique et de l’honneur national.

Cet après-midi, le régiment de Volhynie, ancien régiment de la Garde, qui, le 12 mars, s’est insurgé le premier et dont l’exemple a entraîné le reste de la garnison, a organisé, au Théâtre Marie, un concert au profit des victimes de la Révolution. Une invitation très correcte a été envoyée aux ambassadeurs de France, d’Angleterre et d’Italie. Nous avons décidé de nous y rendre, afin de n’avoir pas l’air de mépriser le régime nouveau : le Gouvernement provisoire participe d’ailleurs à la solennité.

Combien transformé, le Théâtre Marie ! Ses habiles machinistes auraient-ils jamais pu réaliser un si prodigieux changement de décor ? Tous les écussons impériaux, toutes les aigles d’or sont arrachés. Les ouvreurs des loges ont troqué la somptueuse livrée de la Cour contre de piteux vestons grisâtres.

La salle est comble. Public de bourgeois, d’étudiants, de soldats. Un orchestre militaire occupe la scène ; les hommes du régiment de Volhynie sont groupés à l’arrière-plan.

On nous introduit dans l’avant-scène de gauche, qui était la loge de la famille impériale, où j’ai vu tant de fois le grand-duc Boris, le grand-duc Dimitry, le grand-duc André applaudir la Kchéchinskaïa, la Karsavina, la Spésivtséwa, la Smirnowa. En face, dans la loge du ministre de la Cour, tous les ministres sont réunis, en simple jaquette. Et je pense au vieux comte Fréedericksz, si chamarré, si courtois, qui est présentement détenu dans un hôpital et qui, gravement malade de la vessie, est obligé de subir les soins les plus humiliants en présence de deux geôliers. Je pense aussi à sa femme, l’excellente comtesse Hedwige-Aloïsowna, qui m’avait demandé asile dans mon ambassade et qui agonise dans un lazaret ; au général Woyéïkow, commandant des Palais impériaux, qui est incarcéré à la Forteresse ;