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obscur et puissant, et même inconscient, comme tout ce qui est maternel.

Et si vous vous retrouviez tout à coup dans l’état ancien, Larmechin, vous seriez une âme en peine, un enfant perdu, beaucoup plus que vous ne le fûtes quand vous avez quitté votre famille vers les dix-huit ou les vingt ans. Vous ne pourriez plus reprendre une espèce de lutte avec les petites difficultés matérielles, où vous avez été ferme cependant, où vous vous doutiez à peine que vous fussiez ferme, ceci grâce à l’habitude. Le courage est un peu une habitude. Mais une main douce est survenue, et vous avez aussitôt perdu l’usage de cette humble et nécessaire énergie. Un an suffit à détruire nos ressorts. Et voyez combien nombreux sont les célibataires qui le restent, mais combien peu il y a d’hommes veufs qui le restent. Ce sont même les plus amoureux de leur première femme qui se remarient le plus promptement, à la stupeur indignée de leur entourage, parce qu’ils s’étaient le plus complètement remis à une tendre vigilance de tous les menus soins qui tissent la vie.

Que la catastrophe s’abatte sur un homme déjà âgé, il n’est plus qu’une épave. Vous avez pu constater ce qu’est devenu Renaud Dangennes depuis dix-huit mois. Oh ! je ne réduis pas son chagrin aux seules proportions de ce facteur ménager, voire mécanique ! Mais soyez sur que ce facteur a agi, a accru la douleur essentielle. Et pourtant, M. Dangennes avait vécu en cénobite depuis combien d’années. Ce long avantage a été ruiné, annulé, sans reprise possible, par l’unique année de soins et de mélancolique bonheur dont il a été entouré.

Vous n’avez certes pas songé à cela, lorsque vous demandiez à votre femme qu’elle vous apportât vos pantoufles, dans le moment que vous vous apprêtiez à m’écrire votre lettre. Vous n’avez songé qu’à votre idéalisme saugrenu, Moloch qui réclame une victime vivante. Cela vous plait donc tant, Renaud Dangennes épave ? C’est cela que vous exigez qui continue ? Peut-être même ne vous serait-il pas déplaisant, quoique pénible, qu’il se suicidât, et sur le tombeau d’Anne-Marie ? Comme vous l’aimez !

Ah ! Larmechin, reconnaissez que ce n’est pas vous qui avez parlé dans cette lettre odieuse, ni même l’aigre M. Tréval, mais un tas de préjugés verbaux et parasites. Ils étouffent votre