Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/753

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’anémone printanière dans les prairies d’Hybla. Et c’est aussi la patrie des cavaliers et des auriges qui triomphaient aux bords de l’isthme ou de l’Alphée. Toutes les bouches d’or des siècles antiques l’ont célébrée. Pindare, Eschyle, Platon, Théocrite se sont assis à la table fastueuse de ses tyrans. Peut-on rêver une terre plus enivrante ! Ceinte de lumière et d’azur marin, la grande Ile nourricière des moissons et des troupeaux, le Bois de myrtes et d’orangers, le verger ombragé de palmes et de pins, est aussi un Jardin des Muses, et, pour les mémoires fidèles, une haute demeure élyséenne, que remplit un peuple immense de morts illustres, plus vivants que les éphémères vivants de cette heure. On ne peut prononcer son nom, sans que l’esprit s’illumine et que tout chante en lui. Et c’est avec un frémissement d’enthousiasme que je m’apprête à descendre sur ses plages. Dans les yeux des hommes de Sicile, je sais que je vais voir luire encore la même flamme de vie, qui s’exaltait soudain et qui resplendissait dans des prunelles éteintes depuis deux mille ans, lorsque, sur le théâtre de Syracuse, sonnaient des vers d’Euripide...

Mais ce n’est pas seulement la joie de revivre les siècles morts qui m’attire vers Sélinonte et vers Agrigente. J’attends d’elles un enseignement. La Sicile va m’expliquer cette Afrique, dont je viens encore une fois de parcourir les ruines antiques. Cette ile, si proche de Carthage, est le principal anneau de la chaîne qui rattache l’Afrique à la Latinité. La civilisation est venue à la Berbérie par deux grandes routes : la route de la mer et la route des caravanes. A travers les sables de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, le lourd génie égyptien, poussant ses chameliers et ses marchands, l’a visitée dès les plus lointaines origines. Cet apport égypto-lybique est le fond le plus ancien et d’ailleurs immuable de la civilisation africaine. Refoulé vers les régions sahariennes par le génie latin, il continue encore à y vivre. La maison cubique en boue desséchée et au toit plat, les bijouteries grossières, les tatouages et les fleurs de lotus lui sont venues de là. Mais, par la route marine, sur les trières de Métaponte, de Sybaris, de Rhégium et de Camarine, les dieux de la Grèce et de Rome ont conquis la terre des Hespérides, tout le pays du couchant jusqu’aux colonnes d’Hercule. Sur cette route de la mer, la Sicile était l’escale la plus voisine. Lieu de rencontre entre la Berbérie et la Latinité,