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— je le désire de tout mon cœur, — donné peut-être pour toujours un grand pays à la France…


Dans la voiture qui me ramène à Tunis, je songe à tout cela, tandis que le crépuscule africain déploie devant mes yeux son habituelle féérie. Il est cinq heures du soir. Entre les oliviers de la route, le golfe, tout bleu, ondule aux coups véhéments du sirocco, et, sur le ciel brouillé, se dessinent les masses violettes des montagnes, — ces montagnes d’une forme si singulière et si nette qu’elles sont en quelque sorte symboliques de l’Afrique tout entière. Avec leurs contours bizarres et mal dégrossis, elles ont un aspect hiératique comme des figures d’idoles primitives, les cônes et les triangles mystiques, qu’on adorait dans les chapelles de Tanit, ou qu’on déposait dans les sépultures. Ainsi rangées au bord du ciel, elles ressemblent toujours à des ex-votos ou à des offrandes alignées sur l’autel d’une énigmatique divinité…

Par delà les dentelures, depuis longtemps familières à mes yeux, de la Montagne de Saturne et de la Montagne des Eaux-Chaudes, je cherche à deviner du regard les îles toutes proches, les îles aux beaux noms harmonieux, — Mélita. Pantellaria, les Egales, les Egimures, — et, les dominant toutes, comme une trirème amarrée au milieu d’une flotitlle d’embarcations légères, cette Sicile, encore inconnue de moi, où je vais aller dans quelques jours…

Je veux voir la Sicile, parce qu’elle est lourde et comme écrasée d’histoire et de légende. Tant de peuples et de races s’y sont succédé depuis les temps historiques ! Grecs, Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Normands, Allemands, Angevins, Espagnols, — chacun laissant sur le sol de la très vieille Trinacrie des vestiges plus ou moins profonds de son passage, de ses arts, de ses religions, de ses langages. Les civilisations s’y superposent en couches si nombreuses qu’on ne sait plus où retrouver le terroir primitif. Mais surtout la Sicile est une des terres privilégiées de la poésie. Davantage encore que l’Afrique, les Grecs l’ont toute enveloppée de beaux mythes, tissus diaphanes et scintillants, plus brodés de figures divines et humaines, plus resplendissants de symboles que le péplos de la Déesse, en son sanctuaire athénien. C’est ici la patrie de Perséphone, la jeune fille à la grenade. Avec Aréthuse, avant d’être ensevelie aux ténèbres de l’Hadès, elle a cueilli le crocus et