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années ? Je sais bien que vous me répondrez en exagérant l’état de ma santé : bonne, robuste, parfaite... Malgré cela, vous conviendrez avec moi que je pourrais être taxé d’une grande témérité si j’assumais une telle charge. Et si je ne résistais pas à la fatigue ? Si je n’arrivais pas à terminer la musique ? Alors vous auriez perdu votre temps et votre peine. Pour tout l’or du monde, je ne le voudrais pas. Cette idée-là m’est insupportable.

« Maintenant, comment surmonter ces obstacles ? Avez-vous une bonne raison à opposer aux miennes ? Je le désire, mais je ne le crois pas. Néanmoins pensons-y... Et si vous en trouviez une, de votre côté, et si, du mien, je trouvais le moyen de m’enlever des épaules une dizaine d’années, alors quelle joie ! Pouvoir dire au public : « Nous sommes encore là ! A nous ! »

Dès l’année suivante, Boito sans doute ayant trouvé la raison, plusieurs même, Fastaff était commencé.

« Que puis-je vous dire ? Il y a quarante ans que j’ai envie d’écrire un opéra-comique et il y a cinquante ans que je connais les Joyeuses Commères de Windsor, «mais, » les mais accoutumés, qu’on trouve par- tout, ne m’avaient jamais permis de contenter mon désir. Maintenant Boito a résolu tous les mais et m’a fait une comédie lyrique qui ne ressemble à aucune autre. Je m’amuse à en faire la musique, sans projets d’aucune sorte, je ne sais même pas si je la finirai... Je vous le répète, je m’amuse. » (3 décembre 1890). Quelques jours plus tard (30 décembre) : « Il est (le livret de Boito), extrêmement divertissant et je me divertis aie martyriser avec des notes. Presque rien de la musique n’est fait. Quand la finirai-je ? Qui sait ? La finirai-je ? Voilà la pure, la vraie vérité. »

Du surlendemain, encore : « Je vous l’ai dit et je vous le redis : j’écris pour passer le temps. »

Enfin : « En écrivant Falstaff, je n’ai pensé ni à des théâtres ni à des chanteurs. J’ai écrit pour mon agrément et pour mon compte [1]. » C’est dans ces conditions de joie et de Liberté que fut conçu et que naquit le chef-d’œuvre libre et joyeux.

La joie ! Quoi que disent et fassent aujourd’hui les sombres ouvriers d’œuvres maussades et moroses, la « gioja bella, » comme l’appelait Mozart, qui l’a tant aimée, est l’une des deux faces du monde, même du monde musical. Cette joie, les plus sérieux, voire les plus tragiques, les Shakspeare, les Corneille, les Beethoven, l’ont

  1. Il copialettere di Giuseppe Verdi. Milano, 1913.