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III. — 1892


Philippe Pageyran à Renaud Dangennes.


Ce jeudi soir, avril 1892.

Ta vieille bête de compagnon d’armes a tremblé tout à l’heure, en lisant dans les journaux l’annonce de ton élection à l’Académie française. Tu n’y attachais pas une extrême importance, et mon admiration pour toi se passait des suffrages de l’Académie. Aussi, je laisse à tes autres amis, à tes ennemis mêmes, voire à M. Georges Tréval, le soin de célébrer ta gloire officielle. Me réservant la meilleure part, je veux fêter dans ton succès nos vingt-cinq ans, et plus, d’intimité, ton cœur admirable, ta jeunesse enfin récompensée. Et c’est parce que je suis ton plus intime ami que je ne viendrai pas me mêler à la foule de ce soir, chez toi.

Mais demain, nous deux, toutes portes closes, nous remuerons des cendres. Il y a tant d’années que nous étions muets sur certaines choses. Tu m’autoriseras bien à rompre enfin ce silence. Car c’est pour le fantôme toujours aimé et parfois entr’aperçu dans le monde, mais comme à travers un silence infranchissable, sans qu’un mot ait jamais descellé vos lèvres l’un vis-à-vis de l’autre en ces rencontres, c’est pour le fantôme toujours aimé que tu as travaillé, que tu as triomphé. C’est à ta petite Anne-Marie que tu offres de loin, et par-dessus un monceau d’années, cette couronne. Tu as tenu ta promesse. Tu célèbres aujourd’hui dans ton cœur tes noces d’argent. Quelle consolation de te dire : « Aujourd’hui, à cette même heure, après un quart de siècle, une femme s’est retirée au fond d’elle-même. Elle choie, elle fleurit, elle encense mon nom. Elle célèbre en soi les noces d’argent de mon souvenir. »

N’en doute pas, mon ami. Elle ne te l’écrira pas, malgré l’occasion unique et légitime, et fût-ce sous une forme très atténuée. Mais n’en doute pas. Comment pourrais-tu en douter, toi qui fus la constance même ? Voilà ce qu’elle se dit maintenant. Voilà ta récompense. Savoure-la, même au prix d’une larme que moi seul connaîtrai. On a bien le droit de pleurer sur un rêve de jeunesse dont on n’a jamais démérité,