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secrétaire avec la porcelaine qui se trouvera dessus ; M. Julien une écuelle fond d’or en arabesques, et moi tous ses livres. Les deux malles, qui étaient chargées aux Messageries, et qui n’étaient pas encore à Rome quand je vous écrivis ma première lettre, sont arrivées trois heures après la mort de Mme de Beaumont ; elles ont été remises aux commissaires. L’inventaire général sera dressé, et Mme Saint-Germain qu’on fera partir samedi prochain vous rapportera le tout en France.

« Quant à l’argent, on n’a trouvé qu’environ 1 900 francs. Ces 1 900 fr. ne suffiront pas aux frais du médecin, des funérailles, du logement, du cuisinier, du retour de la femme de chambre, et surtout des meubles qu’il faudra brûler, [1], et dont je me suis rendu caution avec M. Bertin. Le préjugé est si fort que personne ne veut acheter mes deux voitures [2] parce qu’elles ont servi deux ou trois fois à votre malheureuse belle-sœur... Je vous prie de m’envoyer sur-le-champ l’extrait baptistaire de Mme de Beaumont, ceux de son frère, de sa mère, enfin la date précise de la mort de tous les membres de la famille de M. le comte de Montmorin... »


Argent ! fatal argent ! pourquoi mêle-t-il son vulgaire souci aux plus profondes douleurs ? Le même soir, 8 novembre, de la même plume dont il vient de tracer la relation touchante où Joubert admirera son cœur « de bon garçon, » Chateaubriand fait, entre deux soupirs, cette confidence au seul et discret Fontanes : « Mon amie... est morte avec le regret de ne m’avoir pas donné toute sa fortune, mais elle a été surprise par la mort ; et vous croyez bien que je n’étais pas homme à songer à la fortune et à troubler les derniers moments d’une amie expirante [3]... »

Il n’était point homme, certes, à provoquer un legs ; mais il était homme à se donner à lui-même (pour consoler sa peine ou pour la redoubler, qui sait ?) le spectacle de la magnificence

  1. Parce que Mme de Beaumont était morte d’ « étisie, » c’est-à-dire d’une maladie de poitrine, considérée comme contagieuse.
  2. Il réussit cependant à en rendre une. Voir sa lettre du 20 décembre à Guéneau de Mussy. Correspondance générale, I, p. 151.
  3. Correspondance générale, I, p. 141. — Cette nuance de sentiments n’a pas échappé à la malignité clairvoyante de Sainte-Beuve qui fut le premier à lire la lettre de Chateaubriand dans les papiers de Fontanes, et à en publier ce fragment. Voir Chateaubriand et son groupe littéraire, t. II, note à la p. 214.