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Toujours ce sentiment d’un monde à part, hors des mouvements humains, où le flux des durées ne passe plus. A mesure qu’on s’éloigne davantage de l’estuaire, on dirait que l’on s’enfonce davantage dans le passé, que l’on remonte peu à peu dans les siècles antérieurs. Tout à l’heure, les grands parcs romantiques ; maintenant, les tranquilles domaines, les belles ordonnances où semblent persister les temps de Louis XV et de Louis XIV. Plus haut, la lande en fleur, tendue sur le roc éternel, et puis une rangée de petits hêtres qui semblent là depuis toujours. Et par derrière, la chapelle et le doué sans âge...

Passent les hêtres, passe la côte de landes. Nous continuons de monter, pour aller avec le flot jusqu’à la ville, à quatre lieues et demie de l’estuaire. Déjà le premier repli des Virecourt, si étroit, où la rivière s’encaisse et semble finir. Il s’ouvre, et je reconnais le grand chêne, principal habitant du lieu, qui, tout au bord de l’eau, mire la gerbe éployée de ses magnifiques branches. Comme il règne ! Serait-ce quelque prince d’autrefois, magiquement mué en arbre, condamné à rester là pour des siècles, dans ce creux si secret du fiord ? Il a l’air un peu fée...


Il l’était bien davantage, par ce soir de l’été naissant où, passant là je m’arrêtai soudain de ramer, à la vue de trois flammes rouges montant de la terre vers sa jeune verdure : simplement des bouquets de rhododendrons dont le vent avait dû voler la graine à quelque parc de la rivière, — mais, dans ce lieu sauvage, une bien étonnante apparition. C’était par un de ces blancs, interminables crépuscules de juin dont la clarté, vers neuf heures du soir, ne paraît plus devoir passer, et qui n’appartiennent pas au cours ordinaire du temps. Et c’était aussi l’instant presque solennel de la marée haute, quand sous les arbres, les socles de goémon ont disparu, et que les eaux, dans leur plénitude, s’élargissent en lignes claires, tremblantes, comme les fils d’une harpe immense, jusqu’au pied des grandes corbeilles successives.

Nous étions restés là immobiles comme les choses, comme l’instant même ; je regardais les trois splendeurs rouges apparues dans cette retraite, et qui semblaient des signes (leurs trois images reflétées par en bas), quand je pris conscience d’une sorcellerie nouvelle de la rivière. D’étranges, inexplicables sonorités